lundi, janvier 22, 2007

Spectres de Derrida

Alain Finkielkraut reçoit dans Répliques du 19 janvier Jean-Luc Nancy, disciple et ami de Derrida, et un journaliste du Monde pour évoquer un colloque qui s'est tenu à Alger autour de la mémoire du philosophe (d'origine juive algérienne). En écoutant, en différé grâce à Internet, une des dernières émissions qui respecte (à peu près) l'art de la conversation, soit le droit élémentaire à ne pas être coupé toutes les minutes par un contradicteur irrespectueux, je n'ai pu m'empêcher de ressentir un sentiment de malaise.
Comment l'incivilité a-t-elle gangrené à ce point le principe de l'entretien? La télévision a interdit sur ses multiples canaux le débat. Les arguments les plus efficaces consistent à couper ou à couvrir la voix de celui avec qui l'on se sent en désaccord. Cette technique participe certes de la rhétorique bien connue de la mauvaise foi. Je crois aussi qu'elle signale l'avènement du totalitarisme moderne, qui consiste à s'accommoder de la démocratie en ne prêtant aucune attention au contenu. Dès lors que la forme a pris le pas, l'audience sera assurée par les moyens au service du spectaculaire. L'engueulade remet au goût du jour la prééminence de la force sur la raison. Il suffit de crier pour exister. Imagine-t-on Bergson sur un plateau face à BHL? Qui aurait le dernier mot, du génie ou du bellâtre ?
Pourtant, les animateurs pourraient aisément s'ils le souhaitaient imposer les règles élémentaires de l'échange réussi, fût-il polémique. S'ils s'évertuent à encourager la cacophonie et le scandale, c'est que leur but n'est pas le débat démocratique, aussi tumultueux soit-il, mais la foire d'empoigne aux relents totalitaires.
Raison pour laquelle les questions les plus creuses et les plus ridicules fleurissent en lieu et place des controverses en droit d'intéresser le citoyen. Rien n'est moins surprenant que ce scandale complaisamment entretenu. Dans le système démagogique (soit la forme dégénérée de la démocratie), le spectateur décide de la qualité des émissions. Une excellente émission sera supprimée si elle n'attire pas le taux d'audimat escompté. Il est temps de généraliser cette trouvaille de premier ordre en l'appliquant à l'école. Fidèle à l'esprit pédagogiste qui anime les pionniers infatigables de l'IUFM, laissons aux élèves de sixième le soin de déterminer leurs programmes. J'imagine déjà la couleur : cours de boulettes puantes en sciences physiques et de strip-poker en SVT. Suppression de l'orthographe et de la gémométrie. L'histoire devient une discpline indexée à la faculté d'imagination.
Encore suis-je clément et miséricordieux. A quand l'avènement d'une politique où le candidat suit les impulsions de ses concitoyens? J'oubliais que c'est malheureusement déjà le cas. Royal n'a-t-elle pas eu le courage insondable de préciser que, sur la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union, elle était d'accord avec l'opinion des Français?
Nancy et le journaliste du Monde aussi étaient d'accord sur les points qu'ils développaient, tant d'un point de vue théorique que pratique. Ils poussaient même la prévenance jusqu'à préciser à plusieurs reprises que Derrida aurait approuvé leurs propos. Nancy n'avait-il pas connu personnellement le grand homme? Comme ils ne se coupaient jamais, l'auditeur eut tout le loisir de constater que l'émission de Finkielkraut roulait cette fois sur la plus grave queston dont avait à débattre la philosophie moderne : le conseiller culturel de Bouteflika s'était-il servi de la mémoire de Derrida pour appuyer de vilains motifs anti-occidentaux? Pour donner un peu de corps à cette interrogation lancinante, dont on mesure d'ores et déjà la postérité promise, Nancy contraignit le journaliste à quitter son ton événementiel. Il était temps d'accéder aux hautes sphères de la réflexion philosophique!
Effectivement, nous n'allions pas être déçus! Je me rappelle d'une conférence de Jean-Luc à Nancy. Beaucoup des lecteurs venus en pélerinage repartient déçus. Ton monocorde, propos amphigouriques, références systématiques à Heidegger et Leo Strauss : nous n'avions rien appris - encore moins compris. Cette fois, pourtant, la seule écoute de la voix suffit à m'indiquer que le philosophe aurait pu figurer dans le Bourgeois gentilhomme. Grâce à lui, tout se déconstruisait! La moindre queston de Finkielkraut ne pouvait être abordée qu'après cinq minutes de remarques préalables sur la validité de la virgule inaugurale, entrecoupées il va sans dire de références obligées à Heidegger.
Nancy était très attentif à rendre compte de la déférence avec laquelle le pouvoir algérien avait tenu compte du colloque. Lui-même avait été bien traité. Il avait pris la parole en premier, on lui avait demande de revenir pour un motif capital (rappeler aux masses l'importance de la lecture; avec Strauss et Heidegger au programme, l'apprentissage risque d'engendrer une nouvelle guerre civile!), le pouvoir algérien était peut-être un peu anti-occidental, mais aussi très démocratique, malgré le fait que les élections de 90 avaient été truquées, quoiqu'une conférence sur la démocratie dans le Tiers-monde ait vu le jour...
A mon grand regret, je me rappelai qu'une vaisselle m'attendait sans tarder. A mon retour, Finkielkraut s'énervait tout seul. Avait-il cédé aux sirènes de l'audimat? Que nenni! France-Culture a encore le luxe de ne pas fonctionner sur ce mode aléatoire et ultralibéral. Finkielkraut enfourchait son cheval de bataille, la défense des valeurs traditionnelles de l'Occident. Il est vrai que Finkielkraut est un grand orateur, pas un penseur.
Dans un de ses derniers ouvrages, Voyous, Derrida (écrivain prolixe devant l'Eternel, sans doute pour concurrencer la réputation de Philon d'Alexandrie) n'avait pas hésité à se réclamer de Noam Chomsky pour offrir au monde ébloui sa théorie sur les attentats et le terrorisme (en gros, Derrida reprenait les analyses de l'extrême-gauche des années soixante-dix). Finkielkraut manifesta un brin d'agacement. Le propos n'était-il pas un brin simpliste et désuet?
Je n'eus pas le temps d'approfondir. Mû par un réflexe inexplicable, qui explique que je n'appartienne pas à la caste supérieure des deconstructionnistes, je reçus l'ordre intime et impérieux d'astiquer toutes affaires cessantes les toilettes situées au rez-de-chaussée de mon somptueux duplex! Je m'interrogeai, perplexe. Selon les lois régissant mon inconscient et ma survie, les cuvettes méritaient-elles plus d'attention que les considérations de Nancy? Je refusai de creuser le dilemme. Il n'est jamais bon de forcer sa nature. D'ailleurs, mon démon me souffla une confidence annexe, dont je m'empresse de livrer la primeur pour qu'on ne m'accuse pas de cachotteries mesquines. Bizarrement, les deconstructionnistes ont en commun avec les philosophes analytiques de perdre des heures (ou des centaines de pages) pour démontrer l'évidence. Exemple : si je suis à Nancy, je ne saurais être à Paris. Si j'ai faim, j'aurai envie de manger.
Nancy, lui, ce grand mondain méconnu, n'eut pas besoin de commencer à entreprendre les prémisses de la déconstruction précautionneuse et heidegerrienne du pouvoir pour administrer la leçon inaugurale qu'il courait après les honneurs et les marques de distinction. Il délivra même sans s'en apercevoir un théorème politologique. Un ministre qui apprécie la lecture des ouvrages de Derrida et des siens ne saurait être un sinistre ministre. Je demanderai à Finkielkraut s'il nourrissait ce samedi le projet de lancer un programme de prévention du narcissisme nombriliste à l'intention de ses auditeurs ou s'il cherchait à mettre en évidence les relations de pouvoir chez les pontes philosophes. La deuxième hypothèse signalerait des manoeuvres retorses. Car Nancy prend au sérieux l'incroyable complexité de son chichi de précieux. Il n'est pas correct d'organiser à l'insu de ses invités des émissions de con. Surtout quand la préciosité est la marque de fabrique et le symptome du cobaye. En l'occurrence, ceux d'un ponte de l'Université qui se croit philosophe et qui, pour (se) le prouver, recourt au langage abscons et à l'érudition assommante.

1 commentaire:

Voyance sérieuse et gratuite a dit…

Je ne prends pas assez de temps pour te lire mais à chaque fois j’en apprends toujours un paquet !