vendredi, janvier 26, 2007

André et le génie

J'écoute en différé (et en morcelé) les Vendredis de la philosophie, intitulés Croyance et humanisme. Les invités sont Florence de Lussy, conservateur à la Bibliothèque Nationale de France et Pierre Magnard, professeur émérite à l'université de Paris 4. Deux commentateurs de philosophie catholiques, la première éditrice de l'oeuvre de Simone Weill. J'oublie la guest star cathodique. Figure également le célèbre André Comte-Sponville. Lui se fait appeler philosophe. Je m'étonne de l'usage intempestif de cette appellation non contrôlée. Comte-Sponville est peut-être le prototype contemporain de l'athée bourgeois, mais philosophe, il n'est sûrement pas. Pourquoi ne se fait-il pas appeler par ses titres objectifs? Est-ce une insulte de se targuer de la rue d'Ulm, de l'agrégation de philosophie et du doctorat en philosophie? Est-ce une infamie inavouable que d'avoir occupé la chaire de professeur de philosophie à la Sorbonne?
Une fois que je subissais une émission consacrée au matérialisme antique, j'eus le privilège de constater que j'étais tombé sur un exposé limpide et passionnant. Qui était ce grand professeur dont la clarté et la maîtrise du sujet rendaient des théories absconses vivantes? A n'en pas douter, cet homme était un vrai pédagogue doublé d'un érudit! Un grand professeur, tout simplement. Un beau compliment, également. Etre grand professeur est don remarquable, du CP à la thèse en passant par le collège et le baccalauréat. Est-il besoin de préciser qu'un grand professeur vous change la vie? Qu'il vous découvre soudain l'intérêt évident de ce qui auparavant vous rebutait? Qu'il réussit l'exploit de vous transmettre plus qu'il n'a à donner? Le plus génial idéaliste peut accoucher d'un disciple dissident! Les exemples abondent. Car, contrairement au Dieu de Simone Weill, qui, étant le Bien Suprême, ne saurait créer un monde aussi parfait que lui, le professeur éveille chez l'élève qui adhère une créativité dont lui-même ne saurait de toute façon disposer. La transmission du savoir est l'activité la plus mystérieuse en ce qu'elle échappe à la quantification - raison pour laquelle la désaffection qu'elle subit à l'heure actuelle est si grave.
A notre époque, le terme de professeur frise l'insulte. Apprendre à lire et à compter relève pourtant d'une des activités les plus nobles que je connaisse. Il faut croire qu'il ne suffit pas à Comte-Sponville d'avoir réussi la plus brillante des scolarités dans sa discipline, l'histoire de la philosophie. Comte ne se résout pas à être un esprit intelligent et cultivé. Il lui faut plus. En l'occurrence, prétendre être philosophe.
Bien sûr, il y eut de grands professeurs qui étaient aussi de grands philosophes, et je pense tout naturellement à Aristote. Il serait intéressant de considérer les grands philosophes qui furent de mauvais professeurs, ce dont on parle moins. Un coup d'oeil rapide sur l'histoire de la philosophie suffit à indiquer qu'il y eut aussi des philosophes qui n'étaient pas professeurs. Avant de briller à Cambridge, Wittgenstein occupa même les fonctions d'instituteur tortionnaire dans la campagne autrichienne!
Rappelons-le à Comte-Sponville, on ne décide pas plus d'être philosophe que de naître. On ne décide de rien, finalement. Raison pour laquelle je m'étonne de la supercherie actuelle, qui consiste à se réclamer d'activités transcendantes alors que le snobisme vous tient sous sa férule despotique. Je veux dire que la supériorité de l'artiste tient à son oeuvre, non à sa personne, sans quoi le cas de Céline serait insoluble - je crains qu'il ne constitue pas un cas isolé quand je constate les exemples inquiétants de ceux qui se réclament de la crapulerie célinienne pour justifier de leur posture d'écrivain...
Que Comte se le tienne pour dit, la valeur d'une philosophie tient à l'originalité de son discours sur le réel. Il y a de bons et de mauvais philosophes. Bergson et Alain. Des maîtres et des disciples. Platon et Speusippe. Il arrive qu'un disciple soit aussi grand que le maître. Aristote et Platon. Voire qu'un disciple soit plus grand que le maître. Kant et Wolff.
Je n'ai jamais entendu qu'un professeur soit digne de mépris dans l'exercice de ses fonctions. Mépriser le professeur serait plutôt le vrai objet du délit. Une des mesures politiques les plus urgentes consistera à revaloriser ce sublime métier quand les technocrates se seront rendus compte de son importance véritable et de l'étendue de leur méprise.
J'éprouvai un profond respect en découvrant que le professeur qui venait d'expliquer aussi lumineusement le matérialisme antique n'était autre qu'André Comte-Sponville. Quoi? L'imposteur pédant recelait cette qualité d'explication? Je l'aurais volontiers écouté des heures, ravi d'en apprendre autant! Je mesurai ce jour de jadis le décalage chez la même personne entre la valeur du commentateur et son égarement de philosophe grotesque. Que Comte nous entende : il faut bien qu'il y ait de mauvais philosophes pour que subsistent un ou deux esprit géniaux. Il arrive même qu'une certaine justice rende grâce aux mauvais de leur vivant pour discerner sa reconnaissance posthume aux valeureux. Je pense aux triomphes que subirent Deleuse, Derrida ou Foucault, en comparaison de l'indifférence que suscitèrent Girard ou Rosset.
Compte-Sponville n'entre nullement dans la catégorie des penseurs qui ont mal pensé ou n'ont rien pensé du tout - contrairement au cas de Deleuze. Compte-Sponville n'est certainement pas un imposteur au sens où certains biographes accusent BHL de mieux pratiquer le mensonge que la philosophie. Sans commentaire. Comte-Sponville est un commentateur. Jusqu'ici, rien à redire, bien au contraire. Un commentateur est le plus souvent un esprit brillant et fin qui commente l'oeuvre d'un penseur (dans le cas de la philosophie). Comte-Sponville est très certainement un très bon commentateur, comme Jacques Rivelaygues, Luc Ferry ou surtout Marcel Conche, à qui l'on doit des ouvrages remarquables sur Pyrrhon ou Montaigne. Ces brillants exemples universitaires sont à distinguer de la production philosophique.
Tout comme Conche, Comte-Sponville se piqua un jour (malheureux) de recycler son savoir vaste et profond pour penser à partir de. Comme c'était prévisible, il n'arriva qu'à produire le travail de commentateur auquel il était habitué. On ne philosophe pas à partir de la pensée des autres, aussi géniale soit-elle. Si c'était le cas, Cassirer aurait dépassé Kant, et l'élève de Cassirer, Cassirer lui-même ! Les fondements de la morale auraient été subsumés depuis belle lurette et la métaphysique exhiberait non sans faste son titre glorieux de Science des sciences!
C'est tout le mystère de la création que de s'interroger sur l'origine des idées qui nous frappent sans nous soumettre à leur avis éclairé (et souvent peu éclairant). Les Anciens parlaient d'inspiration. Force est de constater qu'aucune explication décisive n'est venue apporter sa contribution au mythe. Malgré toute notre inventivité technologique, on n'est pas plus capable de fabriquer un génie que de remonter dans le temps. Nos sociétés de consommation ne produisent pas plus d'artistes que les autres époques. Il faut croire que ces espèces bizarres ne suivent pas les progrès foudroyants du Progrès et se rabattent sur des règles inclassables, frisant passablement avec le désordre.
Que Kant soit sorti de son sommeil grâce à la lecture de Hume ne nous renseigne guère sur le mystère, car la lecture de Nietzsche n'a pas été du meilleur effet sur le cerveau de Deleuze. Kant a produit le kantisme avec l'adjonction d'un autre ingrédient que la rencontre de Hume. Hume ne fut pour Kant qu'un éducateur sublime, au sens où Nietzsche qualifiait sa lecture de Schopenhauer.
Je ne sais si ce travers est commun à tous les âges, mais l'époque me semble illustrer particulièrement le fantasme de la création s'exerçant à partir de l'imitation exclusive. Je sais bien que l'imitation est le préalable à la création. En la matière, le symptome de l'époque se réclame de l'extrémisme. Il s'agit d'énoncer que la meilleure des créations résulte entièrement de l'imitation. Nos sociétés sont si mimétiques qu'elles refusent de concevoir la supériorité de la création sur l'imitation. L'imitation est posée comme la fin de toutes choses, y compris de la création. Raison pour laquelle tant de commentateurs sont persuadés que l'oeuvre qu'ils étudient n'a d'intérêt que dans la mesure où ils l'étudient.
Il y aurait lieu de se demander si cette déformation ne découle pas de l'idée selon laquelle le fini ne saurait se poursuivre qu'en se rédupliquant. La création ultime dans un monde conçu comme fini procède nécessairement de l'imitation qualité supérieure du modèle, en tant que finalité découlant du fini.
Compte-Sponville est un symptome de l'époque, où les commentateurs ont la part belle, jusqu'à donner à l'imposture ses lettres de noblesse. BHL s'est prétendu écrivain et se réclamait de Lacan. Ce dernier, malgré ses titres de gloire psychanalytiques, était un génie de l'imposture. Derrida fit croire que la déconstruction était de la philosophie. Comte-Sponville et Ferry pouvaient bien faire croire qu'ils n'étaient pas des kantiens recyclant les philosophes pour laisser entendre qu'ils pensaient. Non que ce qu'ils disent soient dénués d'intérêt, loin s'en faut. Simplement, leur discours ne dépasse jamais le stade de la bonne vulgarisation.
Mon professeur de philosophie en khâgne, normalienne et agrégée, maîtrisait son Kant illustré sur le bout des ongles (qu'elle avait fort manucurés). Seulement, une fois sortie de la répétition, elle était incapable de penser par elle-même. Je ne suis pas persuadé que la lecture d'un ouvrage de Comte-Sponville apporte un supplément de pensée au lecteur.
C'est probablement la raison pour laquelle il ne cessa durant les Vendredis de qualifier ceux dont il parlait de génies. A force de célébrer le génie de Leibniz ou celui de Pascal, de discerner des classements chez les philosophes français (1. Pascal, 2. Montaigne, 3. Descartes), de se déclarer "bouleversé" par les actions du Christ, l'hyperbolisme laudatif menaçait de saturer dangereusement. Le point culminant du compliment (soit le processus de compensation du manque par l'éloge creux) fut atteint quand Comte-Sponville se décida à dresser les lauriers à la gloire de Simone Weill. La philosophe était tout simplement le plus grand penseur mystico-philosophique depuis Pascal. 1- Pascal; 2- Weill; 3- Fénelon (mais où diable était passé Bossuet? 1,5 pour l'évêque de Meaux?). Elle avait eu le génie philosophique rare de penser le monde comme la création nécessairement imparfaite de Dieu. Le Bien Suprême ne pouvait accoucher que du Mal dans son effort de création étrangère et étrange!
C'est curieux, mais plus j'y pense, et plus cet argument me semble de l'argutie spéculative et de l'enthousiasme (je n'ose dire de l'hystérie) à peu de frais. Comte-Sponville souffre-t-il tant de son défaut de génie qu'il mette un soin particulier à en discerner la trace chez le moindre de ses glorieux aînés? Ce n'est pas en nous abreuvant de ses découvertes bouleversantes sur la spiritualité athée ou en nous confiant ses divergences de vue avec son ami Michel Onfray (pour Comte-Sponville, les philosophes seraient-ils des amis en puissance?) qu'il nous convaincra de sa qualité ès philosophe. Il n'incarne après tout que la soap utopie de l'époque qui veut que la philosophie permette de vivre heureux dans un monde en progrès constant.
En repensant aux vies de Gide ou Malraux, je me convainquis que se prénommer André faisait d'un écrivain du XXème un mégalo surfait et mineur en puissance. Comte-Sponville a fait mieux : il partage avec Glucksmann le privilège du bavardage mondain et anesthésiant tel que l'esprit démocratico-bourgeois l'a inventé pour remplacer la pensée véritable. Jouez au tiercé philosophique !
1- Comte-Sponville; 2- Ferry; 3- Onfray.

3 commentaires:

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