vendredi, décembre 29, 2006

La démocratie à visage réel

Depuis la rédaction de cette chronique des temps obscurs, Saddam Hussein a été pendu. Il est parti avec courage, un Coran à la main. Il n'est pas besoin de regretter l'homme pour déplorer son exécution...

Saddam Hussein sera exécuté d'ici peu. Si les estimations quant à la date divergent, le moyen retenu est connu : la pendaison. Les millions de gens que ce boucher a anéantis sans scrupule ne regretteront pas ce dictateur sanguinaire. Par contre, l'équité du procès pose problème : tribunal sommaire, délais hâtifs, condamnation à mort...
Voilà qui ne ressemble guère à la démocratie telle que les Américains nous en rebattent les oreilles. Ne reconnaît-on pas la démocratie à l'équité avec laquelle elle juge ses ennemis? Après Guantanamo, c'est la deuxième sérieuse encoche aux lois internationales que le héraut de la démocratie made in Occident taille dans ses beaux principes immaculés. L'Axe du Bien serait-il parfois pris en flagrant délit de contravention?
Il est vrai que nombre d'Etats américains appliquent la peine de mort. Le décompte des erreurs est édifiant : qu'expliquer aux familles après qu'un des leurs a été empoisonné ou électrocuté pour un acte qu'il n'avait pas commis? Il est vrai que la culpabilité de Saddam ne faisait aucun doute. Justement!
W. est très pressé. Après le rapport Baker qui pointe du doigt sa gestion de la crise irakienne, notre président-yankee a hâte de retrouver du crédit. Il faut dire qu'il a menti, W. Pour un Croisé, c'est un vilain péché. Il a juré, la main en choeur, que les armes chimiques et bactériologiques pullulaient dans les entrepôts de l'ogre Saddam. Saddam et Oussama préparaient de concert des attentats à n'en plus finir. Avec Khomeyni?
On passera à W. ses mensonges. Depuis lors, il s'est confessé. Condoleeza l'a absous. Le pauvre n'avait qu'une envie depuis le 12 Septembre : prouver au monde combien l'Amérique est bonne. Avec la campagne irakienne, c'est gagné. Le monde a vu de quel bois l'Amérique se chauffait. Le monde aime singulièrement l'Amérique depuis qu'elle l'a débarrassé de ces infâmes terroristes détestant la vie sans raison.
Il paraît que certaines irréductibles versent dans la contestation et l'extrémisme. Il faut croire que le monde est habité d'imbéciles à la solde du Grand Satan.
Tous ceux qui prennent la peine de s'informer sont des Satans potentiels. Sinon, comment auraient-ils le front de rappeler que le baassiste Hussein joua longtemps la musique des Français (et des Américains). Demandez à Pasqua, il ruisselle de détails croustillants sur les livraisons d'armes ! Dans le conflit qu'il intenta contre son ennemi iranien, à la barbe de son peuple, les Occidentaux firent plus que l'aider. A l'époque, Saddam était le gentil, les ayatollahs, les méchants. Il fallait armer le gentils contre les méchants. A tout prix.
Avec l'invasion du Koweit, les choses ont changé. Allez savoir ! Subitement, le héros moustachu a changé de composition. Il est devenu le méchant de service. Il s'en est fallu d'un cheveu qu'on lui refile la patate chaude. W. aurait certainement rêvé que Saddam soit l'instigateur du 11. Malheureusement, les choses sont plus compliquées dans le réel que dans les rêves.
En supprimant Saddam, il n'est pas certain que W. ait réussi son objectif : donner au monde l'envie de se convertir à la démocratie. Comment se fait-il qu'un monstre comme Ben Laden jouisse d'une telle aura chez les opprimés? Autre question tragique : comment se fait-il que Ben Laden n'ait toujours pas été arrêté? La réponse est simple : l'Occident est loin d'étendre ses conseils moraux au reste du monde. La morale démocratique et la morale hors de ses terres ne font pas bon ménage. A l'inverse du tyran domestique qui scintille de mille paroles devant ses fréquentations occasionnelles avant de mieux terroriser son entourage proche, l'Occident choie ses peuples pour mieux se venger sur les anciens colonisés. Une mauvaise habitude prise depuis Christophe C. Celui qu'on glorifie en Espagne (et ailleurs) n'a pas vraiment bonne presse chez les rescapés de l'Amérique. Allez savoir pourquoi...
L'Occident n'a pas seulement colonisé le monde, il n'a guère changé de méthodes depuis son entreprise d'extension du domaine de la lutte. Il aimerait qu'on l'aime pour ses exactions? Problème : si les démocraties continuent à se comporter comme les pires régimes totalitaires dès qu'elles opèrent en territoire étranger, les réactions risquent de douiller.
Contrairement à ses grands principes, les Droits de l'Homme&Cie, les dirigeants tiennent des discours à géométrie variable selon qu'ils s'adressent à leurs électeurs ou aux populaces étrangères. En Afrique, depuis la décolonisation, la France s'entête dans un néocolonialisme borné. Les Américains sont aussi détestés en Amérique latine qu'en Irak. Souvenirs de leurs machinations antidémocratiques? Allez savoir...
Comment prétendre à la crédibilité quand le bilan contredit systématiquement les promesses? Tant que l'Occident ne mettra pas sa politique étrangère en conformité avec ses principes, il subira le ressentiment de ceux qui se sentent les victimes de règlements de comptes. L'Occident n'est pas haï parce qu'il est démocratique, mais parce qu'il est hypocrite. Il peine à comprendre que ses turpitudes n'enrichissent que quelques larbins corrompus de ses élites.
En cultivant ainsi la haine, il scie la branche sur laquelle il est assis. A l'heure de la mondialisation, l'Occident tient la chance inédite d'asseoir la prospérité de la démocratie en l'universalisant. C'est son meilleur atout contre le totalitarisme. Il est temps de choisir clairement entre cette option révolutionnaire et son alternative sinistre : la parodie démocratique ou le capitalisme sauvage tel qu'il se pratique trop souvent hors Occident, singulièrement dans les anciens pays communistes (voir la Chine). La démocratie éprouverait-elle les pires peines à admettre son ombre inavouable - le système mafieux comme réponse à sa face solaire ?

Proverbe amérindien

La terre ne nous appartient pas, elle nous est prêtée par nos enfants.

jeudi, décembre 28, 2006

Le pari de la démocratie

Si je devais résumer d'un mot l'apport de la démocratie aux systèmes politiques classiques, je choisirais sans réserve sa position novatrice et risquée par rapport à la violence. Face à la donnée fondamentale du monde, la démocratie porte la rupture dans l'attitude jusque-là prudente de l'homme. Le totalitarisme prend acte de l'imperfection du monde. Le système politique sera fondamentalement inégalitaire et violent pour épouser au plus près les contours du réel.
La démocratie, elle, décide que l'imperfection n'est pas une fatalité ou un arrêté inflexible du Ciel et qu'on peut améliorer l'imperfection. Essentiellement, la démocratie est quête de perfection, en tout cas d'amélioration, affirmation que la violence peut être réduite, voire niée. La démocratie est progressiste dans son élan : elle cherche l'amélioration du réel quand le totalitarisme est conservateur - il vise à préserver l'équilibre précaire du monde.
C'est pourquoi le désir humain subit une inflexion si marquante dans le cadre renouvelé de la démocratie. Qu'est-ce que le désir si ce n'est la puissance de vivre elle-même? Dans le totalitarisme, le système part du principe que le désir doit être encadré pour que la société humaine perdure. Dans la démocratie, la liberté du désir est à la source de la transformation du monde.
On comprend la critique que les conservateurs totalitaires adressent aux démocrates (en gros le restant du monde à l'Occident). "Votre perversité consiste à vous croire plus forts que la violence. Vous feignez d'ignorer qu'elle finit toujours par s'imposer - et avec usure".
Il est vrai que la libération démocratique du désir s'est accompagnée d'un incroyable effondrement des valeurs officielles de la démocratie. Jamais les productions majoritaires du désir n'ont connu une telle vulgarité. Pornographie banalisée, réduction des formes artistiques à la beauté de leurs interprètes (il n'est qu'à constater la célérité avec laquelle les écrivains commencent à rejoindre les chanteurs dans ce tourbillon nihiliste), ravalement du goût à la mode au nom de l'égalité..., il y aurait de quoi désespérer en constatant l'élévation auquel tendait le totalitarisme dans ses formes les plus abouties. Le credo de la démocratie serait-il : la plèbe contre l'aristocratie?
Le plus inquiétant est atteint quand on ose débattre de la pertinence à monnayer le corps. la vie réduite à de la marchandise! Qu'est-ce que cette proposition, sinon le matérialisme réduit à son expression la plus étriquée - l'idée selon laquelle tout est réductible et divisible au fini? Quand on commence à accepter de débattre de certaines valeurs, l'air devient délétère...
Il n'est pas évident de trancher entre totalitarisme et démocratie. La question en filigrane serait peut-être : que devient la violence dans les deux grands types de système? La suite au prochain numéro...

mercredi, décembre 27, 2006

Les mauvais trips du rap

Faites comme je dis, pas comme je fais!
Récemment, Didier Morville, alias Joey Starr, célèbre rappeur français, s'est retrouvé mis en examen. Pas pour actes de violence irréfléchis. Pour un acte de crapulerie prémédité. Il roulait avec le permis d'un homonyme. Un D. Morville de Nancy, qui avait l'heureuse surprise d'accueillir les procès-verbaux de délits qu'il n'avait pas commis, et pour cause. C'est dingue, ce que Joey est cohérent dans ses principes. Appeler à voter après avoir profité de sa célébrité pour arnaquer un modeste travailleur, voilà qui incitera le jeune banlieusard en rupture de vote à s'inscrire sur les listes électorales!
Cela n'empêche nullement Joey d'avoir formé le meilleur duo du rap français à mes yeux. Pas à la Star Ac, où il aurait mieux fait de ne pas venir; ni avec ses acolytes de BOSS, le collectif qu'il a fondé depuis qu'il pousse des croassements rauques un peu répétitifs en solo. A l'époque de NTM, Joey Starr a sorti les meilleures chansons que le rap français ait produites. Il suffit de réécouter IAM ou les anciens du Ministère Amer (Doc Gynéco, Stumy Bugsy ou Passi se revendiquaient à l'époque rebelles subversifs et transgressifs...) pour constater quels textes ont le moins vieilli.
Pas tous, les plus connus étant parfois les plus caricaturaux. Reste que, pour celui qui a entendu Tout n'est pas si facile ou On est encore là, NTM n'est pas réductible à des dérapages live ou des lignes de cocaïne sniffées à l'arrache. NTM vaut sûrement mieux que Godmann ou Cabrel, même si ce n'est pas Brassens ou Brel.
Comment se fait-il que les chantres d'un genre qui avait tout pour être majeur ne se sont jamais imposés au-delà de succès commerciaux éphémères et datés? Rares sont les rappeurs que l'on peut citer sans s'assurer qu'ils n'auront pas disparu de la scène artistique quelques années plus tard. Quant aux élus qui perdurent, la qualité de leurs productions s'avère plus que contestable. Par rapport à James Brown, qui vient de s'éteindre, que dire d'un 2 Pac (tué pour des règlements de comptes peu de temps avant Notorious Big, autre rappeur culte) ou d'un Snoop Doggy Dogg (dans la première mouture de son nom, désormais abonné aux retouches)?
Le rap était destiné au départ à servir les revendications des opprimés, singulièrement des descendants de l'esclavage et du colonialisme - soit les Africains, du Nord au Sud du continent. Las! Au lieu de ces hautes aspirations, le rap est un genre à part (dans tous les sens du terme), qui n'exprime de la contestation que la rage et la haine. Quand il n'appelle pas à s'en prendre aux keufs ou à traiter les meufs comme des chaudasses, le rap use de stéréotypes consternants pour traiter de l'amour (de préférence dédié à maman), du pays des origines (le Paradis béni), même lointaines. Doc Gynéco n'osa-t-il pas un jour déplorer "être né ici, dans la misère et les cris", en opposition à la terre des parents, les Antilles, cet havre de bonheur incontesté?
A part les stéréotypes, les rappeurs véhiculent de lourds préjugés : grosses bagnoles, sapes de parvenus rutilantes rehaussée de moumoutes vaguement crétines, femmes réduites à l'état d'objet sexuel. Quand ce n'est pas ce versant gansta du rap, c'est la violence au moins verbale qui est présente au rendez-vous, avec des dérapages racistes, des gestes de revendication, des images de désolation.
Force est de constater que des supports au départ moins calibrés pour la contestation comme le jazz, le blues ou le raggae ont rempli leur attente au-delà de toute attente. Quel sera le poids musical de Puff Daddy (je sais, son premier patronyme) face à James Brown dans cent ans? Quand on sait que James Brown faisait de la chanson mineure... Prononcera-t-on encore ces noms? La cause est entendue.
Et si l'on tente de rétorquer que le rap est le reflet de son temps, je ne pourrai qu'applaudir des deux mains à la pertinence de cet argument. Non que les jazzmen, les bluesmen ou les reggaemen aient consenti à cette dérobade pitoyable pour prôner la violence, tant s'en faut. Le rap n'exprime pas la revendication d'opprimés souhaitant changer le cours de l'oppression dont ils sont les victimes. Il laisse le plus souvent libre cours à la rage de ne pas posséder ce que le nanti exhibe fièrement. Le rappeur est un capitaliste frustré, un être du ressentiment qui ne demande qu'à consommer et à rejoindre la cohorte des exploiteurs.
Il n'est besoin que de constater les symboles de revendication précédemment cités dont ils s'entourent pour comprendre que les jeunes exclus des sociétés occidentales et parqués dans des cités-ghettos brûlent des voitures, non pour dénoncer la société de consommation, mais pour protester contre leur exclusion (où l'on voit au passage que la voiture est le symbole de la société de consommation). Ce que veut la racaille? Une grosse voiture, une gonzesse micheton et une villa avec piscine. Tout ce qu'on trouve dans les clips de rap, finalement...

L'éternel libéralisme

Ca y est, on tient le cynisme moderne! Non pas que le mouvement incarné par Diogène et quelques condisciples connaissent une quelconque descendance philosophique; simplement, les bénéficiaires (très relatifs) du système nient ses dérives, les inquiétudes qu'il suscite et se retranchent derrière l'argument impayable.
Aucune contestation ne serait possible, puisque seul le Modèle Unique serait valable : celui à l'oeuvre comme par hasard. Déjà, ce type de discours n'est jamais défendu que par ceux qui y trouvent leur intérêt. on serait en droit d'attendre de ces heureux bénéficiaires qu'ils regardent autour d'eux et qu'il prêtent attention à ma détresse de certaines classes. A ce que je sache, d'autres modèles sont à l'oeuvre dans le monde et tous prétendent incarner le Bon Modèle. Comment dénouer le bon du mauvais? Ainsi, l'islamisme ou des modèles traditionalistes se présentent comme les bonnes alternatives dignes d'apporter plus de bien-être. Les démocrates seront loin d'approuver.
Il est curieux de prétendre que l'alternative est vouée au pire ou à l'utopie. Le changement est possible et les sociétés humaines n'ont pas toujours vécu sous un régime capitaliste ou libéral. Ce serait faire preuve d'une lecture historique très courte que de soumettre les errances de l'humanité à quelques siècles - les derniers. Ce n'est pas parce que le communisme s'est effondré que le libéralisme est l'horizon indépassable de la société humaine. Après tout, le libéralisme n'a pas plus de trois cents ans. On trouvera sans doute d'autres manières de voir le monde d'ici trois cents ans.
C'est un effet pervers de l'effondrement du communisme que d'avoir sapé l'imaginaire humain en laissant s'installer le fatalisme contraint. Il est capital que d'autres modèles voient le jour, proposent des critiques et des orientations différentes. Le système menace de devenir totalitaire s'il prône la pensée unique. Le vrai ennemi du système réside dans les dérives du système. Un système qui ne connaît pas la contestation devient ipso facto d'essence totalitaire.
Il est non moins important de rappeler la primauté indépassable du politique sur l'économique. La mondialisation menace d'emporter le droit sur le chemin de l'effondrement des frontières. Des lois internationales doivent répondre à l'internationalisation de l'économie.
L'inquiétude qui étreint le monde à l'heure actuelle n'est pas une inquiétude antilibérale contre le Progrès ou l'évolution de la société. L'antilibéralisme n'a effectivement pas de valeur dans la mesure où aucun autre système plus viable n'existe. A vrai dire, à part le libéralisme, nous ne disposons que de régimes liberticides et totalitaires.
Si, comme Revel le rappelle, le libéralisme n'est pas une idéologie a priori, mais un système pragmatique, le libéralisme n'est pas pensée unique (au contraire de ce que prétendait le communisme, dont on sait pourtant qu'il fut pluriel), mais un bouquet d'alternatives reposant toutes sur l'idée que la fin du politique réside dans la liberté. Il n'existe pas un, mais plusieurs libéralismes. La critique est inhérente au libéralisme conséquent, au contraire du communisme qui prétendait détenir d'entrée la vérité et l'imposer par tous les moyens. L'on est en droit d'attendre du libéralisme qu'il manifeste un souci de justice sociale et que la dérégulation n'aboutisse pas à l aloi du plus fort. Entre l'égalitarisme et l'inégalitarisme, il existe plusieurs chemins praticables! A entendre certains discours, on a l'impression que la critique est toujours réductionniste, simplificatrice et qu'il faut accepter l'injustice du monde... Voilà une curieuse rhétorique, qui tend à l'inverse de ce qu'elle prétend - défendre la liberté contre le totalitarisme.
Le péril qui guette le monde émane de la mode ultralibérale qui s'est emparée de la mondialisation. Le libéralisme classique supposait un Etat fort pour garantir la liberté des individus. La propriété individuelle n'était possible qu'à condition que certains systèmes de régulation existent. La mondialisation a considérablement minimisé l'efficacité des lois nationales qui régulaient l'économie et empêchaient le règne sauvage du profit. Où sont les lois internationales empêchant les délocalisations abusives, la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux ou les législations prenant la défense du droit des travailleurs?
Au passage, la mondialisation fait apparaître l'hypocrisie des démocraties occidentales qui se gardaient bien d'appliquer leurs Principes Immortels en dehors de leurs frontières et qui se trouvent placés devant leurs compromissions et leurs soutiens inavouables aux totalitarismes étrangers. Certains arrangements deviennent à la longue plus pernicieux que le courage immédiat...
Je crois que la folie du communisme a donné le prétexte à certains tenants de la liberté absolue et du laissez-faire intégral de discréditer le principe de la régulation. On sait pourtant à quoi s'expose la liberté absolue : le totalitarisme déguisé sous une forme ou une autre. L'étendard de la liberté absolue est invariablement brandi par tous les ennemis de la liberté qui rêvent de détruire les limites permettant son existence.
A l'heure actuelle, le système qui préside à la mondialisation pose deux problèmes.
1- Celui de la démocratie. Guy Sorman lui-même, grand libéral devant l'Eternel, dénonce le désir de certains dirigeants de se passer de la démocratie pour aboutir à un capitalisme totalitaire, dont de nombreux pays offrent aujourd'hui le visage inquiétant, à commencer par la Chine. Il est facile de se réfugier derrière l'argument selon lequel les Chinois vivraient en moyenne mieux depuis l'avènement du capitalisme d'Etat. Curieuse manière de laisser entendre que le totalitarisme capitaliste, bien que terrible, est préférable au totalitarisme communiste, celui-là apocalyptique.
Le risque à l'avenir ne consiste nullement dans un retour du communisme, suffisamment discrédité, mais dans dans la tentation du totalitarisme à visage capitaliste. La démocratie est certes imparfaite, mais elle garantit la liberté individuelle, là où le totalitarisme même éclairé prétend imposer ses vues pour le Bien du peuple.
2- Celui de l'écologie. L'écologie est un problème trop sérieux pour le laisser en pâture aux gauchistes extrémistes et utopiques des pays occidentaux. Il constitue un vrai problème politique qui transcende les clivages traditionnels. Il permettra peut-être de mettre un terme à un certain consensus politique qui tend à faire de la politique un carcan stéréotypé.
Les problèmes écologiques auxquels se trouve confronté l'homme montrent l'absurdité d'un système dans lequel la fin est l'enrichissement comme credo de la puissance personnelle. Au final, ce système accélère la destruction de l'environnement sans lequel l'homme ne peut subsister! Accepterait-on qu'on perdure dans cette fuite en avant au motif qu'il s'agit de la seule option dont on dispose?
L'intelligence commande de répéter que l'économique est un moyen capital (sans vilain jeu de mots), mais que le politique prédomine toujours là où l'homme, la vie et le réel ne sont pas réductibles à une quelconque valeur. Parier sur l'intelligence n'est certes pas un credo alarmiste ou pessimiste qui convient aux attentes d'apocalypse des nihilistes. J'espère qu'il ne s'agit pour autant pas d'une vision optimiste et complaisante sur le visage véritable de la comédie humaine.

mardi, décembre 26, 2006

La fin de l'homme

Michel Foucault avait raison, mille excuses! Dailymotion est, avec You Tube, un outil formidable. Il permet de revoir les émissions souhaitées sans être importuné par la télévision, cette poubelle moderne qui aurait pu être un bijou.
Supporter Ardisson ne dépend plus d'une offre du service public. Il sévit désormais sur Canal Plus. La chaîne cryptée souhaiterait-elle devenir Moins? En tout cas, les historiens du futur n'auront pas de commentaires assez sévères pour juger des publicitaires, ces faiseurs de slogans qui vendirent leur âme pour du fric. Sa vulgarité n'a d'égal que sa cuistrerie. Ce type est un désastre, un nihiliste, un décadent. Son succès s'expliquerait-il par l'abîme de l'époque?
Après avoir réglé son compte à Pascal Sevran (un vieux contentieux!), on en vient au sujet préoccupant de la baisse de la fertilité. Les spermatozoïdes ont perdu 50 % en cinquante ans. La cause? La pollution, notamment les produits chimiques. Dans l'Union Européenne seulement, 100 000 produits chimiques sont utilisés sans avoir été testés au préalable. 10 000 présenteraient des risques avérés pour la vie, notamment la fertilité. Un couple sur sept connaît des difficultés pour avoir un enfant.
Peut-être la révolution viendra-t-elle de ces hommes et de ces femmes lassés qu'on prenne en otage leur santé et leurs projets de vie pour faire de l'argent sur leur dos. Une fois de plus, les consommateurs sont pris en otage sur les vrais sujets dont personne ne parle dans nos démocraties.
Franchement, que fait José Bové? Au lieu de faucher les champs d'OGM du CNRS en toute illégalité, il ferait mieux d'user de sa verve de contestataire afin de porter sur la place publique les vrais problèmes politiques de la modernité. Il serait cocasse de constater que les guerres, les conflits culturels, le racisme, le sexisme, en fait tous les faux problèmes qui jonchent notre quotidien de morts inutiles, se révèlent caducs face au surgissement du vrai problème. Qu'une comète percute le globe terrestre, que des extraterrestres belliqueux posent le pied en Iran, et toutes nos velléités idéologiques paraîtront bien dérisoires... Que trouverait à redire A., le président iranien, en cas de menace sur le genre humain?
Notre problème actuel tient en un mot : ENVIRONNEMENT! Point n'est besoin d'invoquer le catastrophisme pour rendre compte d'un problème qui risque de ne plus en être un si rien n'est fait. Je veux dire qu'au train où vont les choses, l'homme risque fort d'être confronté au spectre de sa propre disparition. A force d'entendre qu'il fonce dans le mur, il est en mesure de nommer le mur. En instituant un mode de vie destructeur, où le profit est le nerf de la guerre, l'humanité est confrontée au néant. Le réel ne s'en portera pas plus mal, lui qui n'a nullement besoin du bipède pour survivre.
Le plus accablant, c'est l'incroyable cynisme qui s'est emparé des puissants de ce monde (le qualificatif apparaît ici tragiquement bien choisi...). L'insigne majorité des hommes ne profitent pas des dégâts qu'occasionne le système destructeur, et quand ils en profitent, c'est à leur corps défendant. L'idéologie évite par tous les moyens de poser le problème véritable. Ardisson, en adepte du nihilisme, s'en pourlèche les babines. Pourtant, la prise d'otages concerne avant tout les générations futures. Avec tous les Principes Eternels dont on nous rebat les oreilles pour interdire la violence, la dernière chose qu'on ait trouvée est de fermer les yeux sur le vrai problème politique de l'époque. Le seul, à vrai dire. L'islamisme? Foutaises! Le dépassement du capitalisme/libéralisme? Niaiseries! LA vraie question suppose qu'on déplace le problème, comme toujours : comment éviter la destruction de l'environnement et la disparition de la vie sur Terre?
Il se pourrait que cette grave question soit le plus puissant contrepoids au nihilisme qui nous gangrène."Seul un nouveau dieu peut nous sauver", aurait dit Heidegger (il faut écouter Heidegger. Ce n'est pas parce qu'il fut nazi que ce n'est pas un grand penseur). Nous tenons notre but : faire en sorte que le développement ne serve pas le développement, comme c'est le cas actuellement, mais qu'il serve la vie. Cette constatation simple suppose en fait une révolution complète des mentalités. Les circonstances nous fourniraient-elles le moyen inespéré de changer nos habitudes mortifères? Elles nous lancent avec force et évidence le moyen de conférer à la technique son véritable but : non plus d'asservir l'homme dans une course folle vers la puissance (que d'aucuns ont baptisé le Progrès), mais de l'aider dans son formidable projet d'organisation de la société. Le défi est à la mesure du désir humain. Tragique.

Le monde associatif

L'engagement politique est devenu une fumisterie. Soit l'on y croit plus, soit l'on croit dans l'utopie. La solution médiane est d'un cynisme à couper le souffle : on feint de croire que la seule solution, celle à laquelle on ne saurait s'opposer, est celle du mensonge et de l'exploitation.
Comment faire de la politique aujourd'hui? Les règles sont très claires. L'homme politique est un politicien. La politique n'est plus affaire d'engagement, mais de métier. On vit de la politique comme d'une rente rémunératrice. Les mêmes animaux politiques gravitent dans le même giron depuis quarante ans. Si on ne les voit plus, c'est qu'ils sont morts.
N'allons pas sombrer dans la démagogie. Le politicien travaille - et il travaille beaucoup. Il ne cesse de participer à des réunions, de s'affairer d'un bout à l'autre du pays, quand ce n'est pas du monde. Le politicien consacre sa vie à son métier. Pour consentir à un tel sacrifice, il faut bien qu'existe le revers de la médaille. Le politicien a bien quelques idées, mais surtout il ruisselle d'ambition.
L'ambition, Balzac a bien analysé cette passion dans l'ensemble de la Comédie . L'ambition est une passion en tant qu'elle tourne à vide. Que veut le politicien sinon le pouvoir? Une fois le pouvoir obtenu, à quoi lui permet-il d'accéder? Délivre-t-il un sens auquel le commun n'aurait pas accès?
Peut-être est-ce l'illusion du politique que de laisser croire à ce genre de succès. Dans le Régime des passions, Rosset analyse le roman de Balzac (dont le titre m'échappe) où le héros, manifestement fou, ne rêve que de trouver l'alchimie permettant la transmutation de l'or en plomb. Il n'y parviendra bien entendu jamais, mais réussira par contre à empoisonner la vie de son entourage jusqu'au bout, y compris quand sa femme meurt.
La méchanceté lucide me contraint de remarquer que cette folie fut aussi le point remarquable d'agissement de Mitterrand, à ceci près qu'il décéda avant sa femme. L'homme politique me fait l'effet de la même idée fixe. Le pouvoir donne l'illusion de la puissance sans jamais délivrer la puissance. C'est le Canada Dry de l'existence. Mitterrand fut le politicien de notre Cinquième République dans la mesure où il symbolisa à la perfection cette quête éperdue et vaine du pouvoir. Que faire du pouvoir quand on y est parvenu? C'est la question que l'on pourrait poser à son héritier. Il serait bien en peine d'y répondre.
Le pitre Besancenot joue à merveille son rôle de trublion quand il rappelle l'un des fondamentaux de la politique : elle appartient aux citoyens. On semble l'avoir oublié, mais chacun devrait faire de la politique à son niveau. Qu'elle ait été confisquée par une clique d'habiles et de manipulateurs ne laisse pas d'augurer de l'appétit de puissance triviale de la nature humaine. Le candidat à quelque poste que ce soit ne devrait se présenter qu'avec un programme sur la réalisation duquel il serait jugé. Au lieu de quoi la confiscation du pouvoir par une clique de sénateurs à vie empêche le renouvellement du personnel et des idées. Elle favorise le dégoût des citoyens face aux scandales et l'émergence de populistes apologues de la violence.
Deux mandats pour une charge, c'est amplement suffisant! Encore faut-il qu'ils soient courts. Quatorze ans, c'est trop. Les Américains l'ont bien compris. La limite empêche l'impétrant de constituer des réseaux et permet de se débarrasser des mauvais choix quand ceux-ci se retrouvent portés au pouvoir. C'est le cas de W. Bush, qui ne sera nuisible que huit ans au peuple américain et au restant du monde, Irakiens en tête. Si Mitterrand n'avait régné qu'une fois, n'aurait-on pas jugé son septennat avec plus d'indulgence que l'ensemble de son oeuvre ? Le deuxième laissera à coup sûr l'odeur de la pourriture.
Pour l'instant, le monde associatif se trouve épargné par les turpitudes qui endeuillent la clique politicienne. Non que l'associatif draine moins de crapules et plus de vertueux (on l'a constaté avec Crozemarie et l'ARC), mais parce qu'il sélectionne ceux qui veulent agir bénévolement ou pour des gratifications plus que raisonnables. L'argent n'est pas assez répandu pour changer la face des engagements. Quand la politique établira les mêmes critères de sélection, notamment avec le cumul des mandats, le problème de la corruption sera grandement résorbé.
Et qu'on agite pas le spectre de cette même corruption pour justifier des salaires doubles ou triples autorisés. Car les hommes politiques se paient en pouvoir et n'ont nullement besoin directement d'argent. Il n'est qu'à voir l'exemple de Mitterrand pour comprendre que celui qui a le pouvoir possède indirectement l'argent. De toute manière, corrompre un homme qui ne gagne que quelques dizaines de milliers d'euros mensuels (un ministre ou un député) n'est pas un casse-tête chinois pour un marchand d'armes ou de yaourts (les marchands de yaourt préfèrent de loin les footballeurs, plus crédibles). A ce compte, payons nos politiciens des milliards pour empêcher que des lobbyistes millionnaires essaient des les influencer.
Il est temps de rétablir en politique la primauté des idées et l'efficacité des programmes. A l'heure actuelle, c'est l'ambition qui constitue le frein le plus remarquable à l'effectivité de la démocratie. Je n'insinue pas qu'elle soit miraculeusement absente des débats associatifs. L'ambition en association sert les objectifs et les idées. Je crains fort qu'en politique, ce soit l'inverse à l'heure actuelle, tout au moins que le mélange des genres se révèle sulfureux. L'engagement associatif préfigure à ce que devrait être l'engagement politique. Le jour où l'associatif sera considéré comme de la politique, le politicien disparaîtra comme un parasite sournois dépouillant la société dans le moment où il prétend la servir. La démocratie y retrouvera des institutions plus saines. Non que tout devienne rose, tant s'en faut, mais que le gris clair soit préférable au foncé.

lundi, décembre 25, 2006

Chut...

"Vous pouvez vous arrêter, vous perdez votre temps. De toute façon, des macs, vous en trouverez pas, on est libre:"
Chut, je chute!
Entre deux ruts, chut.
"Ce que je fais, je l'assume. Ca me permet de vivre."
Scène de la vie ordinaire. Les péripatéticiennes d'ordinaire ne sont pas aristotéliciennes.
"Je suis bien au chaud. Pas besoin de venir, c'est pas ici que vous trouverez une victime."
Discussion hier avec une blonde très catégorique emmitouflée dans une BM. Mouvement du Nid. La prostituée tient un discours dur. Je suis là parce que je le veux - et je le vaux bien.
"Vous perdez votre temps, j'ai pas de mac".
C'est rare, ce type de discours. Première fois que j'entends cette rhétorique. Toc ou tactique? Vérité? Serait-il temps que je me convertisse aux thèses rassurantes des réglementaristes selon lesquelles certaines prostituées seraient entièrement consentantes?
D'un coup, le miroir se brise. La femme dure et déterminée laisse transparaître la personne.
"De toute façon, maintenant que je suis aussi bas, je peux pas tomber plus."
La vérité est apparue quand je m'y attendais le moins. Cette femme aurait voulu exprimer la parole brisée qui empêche à la personne prostituée de dire la vérité de son expérience qu'elle n'aurait pas fait mieux.
Fermez la fenêtre. On tourne.

dimanche, décembre 24, 2006

La démagocratie

Le système démocratique ne s'est appelé tel qu'en opérant une castration de première importance : il a prétendu doter le citoyen de l'Arlésienne du Bonheur, sorte d'Amélie Poulain des fées politiques. Las! un hic demeure. Le Bonheur est l'idéologie de pacotille qui s'est substituée à l'égalitarisme, le racisme et autres billevesées impayables. Car le Bonheur suppose en son fondement la privation de la puissance.
Les puissants de ce monde, car il faut bien qu'il en existe, même dans les démocraties, octroie à l'homme le consumérisme en échange de son adhésion quelque peu contrainte à leurs principes. Un peu comme Faust, l'homme moderne jouira à condition qu'il paie l'addition finale. Et la note coûte bien plus cher que la valeur échangée. Il n'est pas suffisant de passer à la caisse. Encore faut-il, aussi, passer à la casse.
L'addition, en l'occurrence, c'est le bonheur limité, contraint, toujours menacé. L'usager a si peur de le perdre qu'il se montre capable des pires compromissions pour le garder. Tant que l'espoir de sa jouissance lui est assuré, il est maintenu dans les rails du contentement impuissant et satisfait.
L'homme moderne est l'Amélie Poulain sans la puissance. J'ai toujours discerné dans Amélie Poulain l'expression cinématographique de la décadence de nos sociétés. Son succès planétaire ne trompa pas. Ce film avait quelque chose de pertinent pour parler au coeur des gens! Le bonheur controuvé crève à chaque image. On a intentionnellement retouché la couleur pour lui donner la connotation pub tant attendue. Djamel Debouzze vend des fruits à l'étal du marchand de légumes. Amélie sourit. Ca sent le Maréchal et annonce Ségolène. Le fascisme est dans le bonheur, le totalitarisme de demain sera enrobé d'un sourire écologique!
Pendant ce temps, les petits malins au pouvoir, lestés de leur gage de bonne volonté envers la populace, se frottent les mains. Auparavant, les hommes de pouvoir, c'était les hommes politiques. On en raconte de belles sur les frasque de VGE, de Mitterrand ou de Jacquot le Fripon. L'appétit de femmes indéniable des politiques témoigne de leur appétit de pouvoir. Les femmes comme objets de conquête expriment la puissance. Le polygame avait d'autant plus de femmes qu'il avait de pouvoir. N'allons pas chercher plus loin.
Je me demande si cette séparation n'est pas la conséquence de l'ancienne distinction ontologique qui permettait à l'homme de vivre dans une certaine harmonie, entre deux irruptions de violence incontrôlée et prévisible. Le pire ennemi de l'homme, c'est de ne plus en avoir. S'il n'y a plus de différence entre le monde de l'homme et le monde tout court, l'homme a perdu son principal ennemi et le principal exutoire à sa violence. La Nature sert les desseins de cet exutoire. Sans extérieur, l'homme perd son intérieur. Il n'est plus dans son élément.
La démocratie moderne rétablit la distinction en séparant la puissance aristocratique du bonheur populacier. A Mitterrand la puissance pendant qu'on laissera croire aux électeurs ébaubis qu'ils ont voté pour l'incarnation du Progrès. Aujourd'hui, le capitalisme a si bien progressé dans sa lutte pour se faire admettre comme fin que les politiciens (tous ceux qui poursuivent le pouvoir pour un peu de puissance...) sont les financiers de la mondialisation. Les vrais maîtres du monde sont-ils encore visibles?
Le pouvoir aurait-il perdu son symbolisme pour ne plus représenter que la pure abstraction de l'Argent?
La mort trouble du banquier ami de Sarkozy, l'héritier de la famille Stern, le gendre du patron de la banque Lazare, suffit à illustrer la nouvelle ligne de partage qui secoue le monde : non plus l'homme et la nature, non plus le bonheur et la puissance, mais l'argent et les objets. L'argent n'achète que des objets. Le vivant n'est pas réductible à de l'argent. Malheureusement pour les tenants de la finitude, Stern a été retrouvé dans son somptueux appartement parisien, le corps criblé de balles, encore enserré dans une combinaison de latex. Quelle mort déshonorante pour celui qui ne rêvait que de strass, de conquêtes et de succès ! Stern s'adonnait à une partie SM avec sa maîtresse. Stern avait plusieurs maîtresses. Les autres étaient avocates ou mondaines versées dans les affaires. Stern emmenait celle-là à la chasse au Kenya et s'amusait avec elle.
La call-girl, effective ou traitée comme telle, n'aura pas supporté. Enfin, c'est la version officielle. Quand les langues se délient, on entre dans un autre monde, où l'argent ne s'acquiert pas par poignées sans quelques radicales et définitives compromissions. Qui a regardé l'Associé du diable? Ce n'est pas un grand film, mais il est largement meilleur qu'Amélie Poulain. Stern pourrait y jouer. Je le verrais dans le rôle de l'associé. D'un des associés. Le genre à se croire le plus fort et à se griser de ses succès sans comprendre qu'il ne maîtrise rien et qu'il se fera bouffer tôt ou tard.
Où l'on voit que les amis de Sarko ne sont pas toujours fréquentables. On le savait de Steevie B., de Doc G. ou de Johny H., on le sait maintenant d'Edouard S. Où mène la vie de rêve, de golden boy, de faiseur de miracle de la haute finance? Stern craignait depuis quelque temps pour sa vie et portait sur lui un pistolet. Stern aurait perdu un enfant d'une liaison douteuse et dans des circonstances douteuses. Stern agissait dans l'ombre guidé par une seule morale : faire le plus d'argent possible.
Il serait possible que des ennemis de la haute finance ait maquillé le meurtre vengeur du banquier beau, riche et arrogant en règlement de comptes sordide. Cette pratique serait courante. Jean-Louis Gergorin, le tortueux bras droit de feu Lagardère, n'a-t-il pas soupçonné certaines mafias russes d'être à l'origine de la mort subite et suspecte de son patron? Lagardère n'était-il pas un marchand d'armes? Gergorin était-il un imbécile paranoïaque ou le subtil et retors espion vanté de toutes les centrales d'Etat depuis sa sortie de Polytechnique?
Quoi qu'il en soit de la mort de Stern (et de celle de Lagardère), si tu ne vas pas à la haute finance, la haute finance viendra à toi. La leçon de cette histoire, c'est que l'Argent conduit à la mort et la mafia. La mafia n'est pas seulement l'héroïne de tous les thrillers américains. Elle incarne la dérive de l'Argent, qui suppose qu'on soit au-dessus des lois et que les lois servent au final ses intérêts.
On sait comment finit Al Pacino dans Scarface. On n'est pas obligé d'admirer les anciens et les nouveaux rois du pétrole. Les anciens seraient à l'origine des attentats du 11 septembre, les nouveaux rachètent les clubs de foot anglais quand ils ont l'heur de plaire à Poutine.
L'avènement au faîte de la gloire des financiers annoncent l'emballement de la mondialisation vers son véritable but : réduire le monde à un gigantesque échange d'argent. On est loin des promesses culturelles. Dans ce système, les intellectuels, loin de Voltaire, finissent BHL, les écrivains Bret Easton Ellis et les sulfureux Salman Rushdie. De quoi réhabiliter de toute urgence le Divin Marquis! N'avait-il pas raison de prôner la violence puisqu'elle finit toujours par revenir, dans un emballement cyclique et menaçant? Tout le reste lui sera subordonné puisque tout est achetable et divisible.
Vivent les putes, les femmes n'existent plus! Les Libériens en savent quelque chose. Les îlots de résistance seront forcément contrôlés par des extrémistes réactionnaires, façon religieux monothéistes ayant le mauvais goût de rappeler la valeur sacrée de la vie et du réel... Hors de ces havres totalitaristes de résistance, l'homme travaillera comme un dopé pour enrichir les bourses de quelques élus, profitant de l'aubaine avant d'être dézingués l'air de rien, d'un infarctus salutaire ou un virus foudroyant.
Oh, et puis non! Le catastrophisme tant annoncé par Sollers et la Compagnie des nihilistes n'aura pas lieu. Ces velléités sont trop extrémistes pour posséder quelque valeur. L'homme embarqué dans la mondialisation rétablira in extremis l'équilibre. Entre-temps, tout ne sera pas rose, mais les admirateurs de Stern et de Poutine n'auront pas le dessus. Ne leur en déplaise, le monde n'est pas noir - il est gris!

samedi, décembre 23, 2006

Libération

A en juger par le destin du quotidien créé par Serge July, il est périlleux de prétendre à une entreprise de libération. Les desseins libertaires de July dans les seventies ont accouché de la souris Rotschild. Jugez l'erreur...
C'est le destin de notre époque que de prétendre se libérer par plus d'asservissement et de légitimer cet asservissement par plus de consentement. Quand la roue qui tourne est folle, le résultat ne déçoit pas!
L'un des grands projets affichés de la déchristianisation fut de proclamer la libération du sexe. Se libérer des pudibonderies, des hypocrisies, des tartufferies, j'en passe et des meilleures, fort bien, mais que s'est-il passé exactement? Un peu comme avec Serge July, le beau projet accouche d'un bâtard monstrueux. En l'occurrence, on a libéré le sexe en en faisant un objet comme un autre. Il suffit d'écouter Ardisson pour se rendre compte que la surenchère hédoniste conduit à la décadence, mais le drame est que le même Français qui se targue d'esprit critique et refuse d'entériner les billevesées du commun est le premier à valider la révolution des moeurs dans ses termes actuels.
Aujourd'hui que les trois quarts des films loués dans les clubs ou les bornes vidéos sont des films pornographiques, il suffit de jeter son dévolu au hasard pour contempler l'étendue du désastre. Ne pensez surtout pas que je fasse dans le réductionnisme : je ne suis que trop contraint de constater qu'une fois le premier film porno contemplé, vous les avez tous vus. Pas plus de scénario que d'intrigue; le but est à chaque fois identique : afficher de la surenchère pour vendre du quantitatif. Au final, la violence est le meilleur moyen de générer de l'argent facile.
La pornographie laisse à penser que la relation sexuelle est nécessairement fondée sur la domination et la destruction (symbolique) d'autrui. Il est aussi comique que tragique de contempler ces scènes où les amants, après s'être dévêtus en moins de cinq secondes, poussent des hurlements hystériques et frénétiques pour manifester le plaisir qu'ils ressentiraient. Remarquons les deux faces du mensonge :
1- Le moins qu'on puisse dire est que la scène manque de réalisme; les cris compensent la médiocrité de ce qui se veut au plus près de la réalité.
2- Les acteurs qui ne feignent que leur plaisir n'éprouvent aucun plaisir à tourner ces scènes mécaniques et désolantes.
L'on veut d'autant plus entraîner le spectateur dans la sarabande du plaisir que celui-ci s'avère absent des débats. Le tragique est que le pornographique vend ce qu'il méconnaît intimement. A ce compte, demandez à un charlatan de vous guérir du cancer du pancréas!
Suivant les modes, la pornographie évolue vers de plus en plus de violence. Au fil du temps, la femme se retrouve fessée, la tête dans les chiottes, trois hommes (bientôt cinq!) autour de ses orifices, ravie qu'on la ravale au rang d'objet décervelé. La surenchère quantitative est éloquente de l'impossibilité de la quête : comme on ne parvient à trouver le Sens caché que recèlerait le plaisir escompté, on verse dans les pratiques extrêmes, c'est-à-dire les plus douloureuses : SM, orifices filmés de l'intérieur, usages d'ustensiles de plus impressionnants et surréalistes, déformations du sexe ou de l'anus, j'en passe et des meilleures... Il faut bien reconnaître qu'au train où vont les choses, subir un gonzo risque de se révéler passablement ennuyeux, voire rébarbatif!
Le constat édifiant? L'extrême ennui qui envahit le spectateur. Relever que la pornographie est stéréotypée relève du compliment aimable. En regard, la littérature de Sade est un chef-d'oeuvre incontestable d'inventivité et de lucidité. Au moins le Divin Marquis possédait-il le grand style du XVIIIème. Sade racontait n'importe quoi, mais à condition d'accueillir son oeuvre comme une entreprise de déréliction, son comique impayable est le meilleur remède pour dérider un mélancolique incurable. Quoique. Le mélancolique risque bien de prendre Sade au pied de la lettre!
Une fois que je me rendais à une exposition consacrée à l'hyperréalisme (musée de l'art moderne de Strasbourg, je crois), je découvris que les toiles n'acquéraient de valeur que dans la mesure où elles rendaient le réel par des modifications picturales ou des déformations de représentation.
La pornographie fait exactement l'inverse : en prétendant retranscrire le sexe au plus près, à moins qu'elle n'ait la conscience cynique de son faux grossier, elle parvient à la distorsion maximale de représentation. Faux et médiocre, l'industrie du porno n'est pas un art, c'est une machine à rapporter gros!
Toute connaissance élémentaire du fait sexuel montre l'inadéquation totale entre la pornographie et la réalité. Rien n'est plus grandiloquent que cette démarche, au sens que Rosset donne de ce terme dans Le Réel, Traité de l'idiotie. La pornographie ne banalise pas seulement la violence et la perversité, elle laisse à penser que le plaisir de l'existence se résume à du totalitarisme. Celui qui agit ne peut dominer sans totalitarisme. Celle qui subit (celui dans les cas de relation homosexuelle) ne peut jouir que dans le cadre d'un totalitarisme librement consenti. Où l'on voit qu'on aimerait faire croire à la possibilité d'un consentement de l'auto-destruction comme seule modalité cohérente de jouissance.
Chacun sait que la pornographie ne laisse de la sexualité qu'une image déformée. Il n'est qu'à imaginer le drame qu'endurerait un adolescent naïf ou un attardé appliquant à la lettre dans son comportement amoureux les schèmes dictés par les stéréotypes pornographiques. Quel cuisant échec ne recueillerait-il pas en tentant de projeter, à la manière de Rocco projetant Tabata pour un peu de cash, la tête de sa compagne dans les cuvettes de ses toilettes ! Que de moqueries et de quolibets notre impétrant n'endurerait-il pas de la part de ses camarades s'il se vantait de la taille de son pénis, mètre à l'appui !
Il reste à s'expliquer le succès triomphal de la pornographie. Comment l'homme court-il après tant de médiocrité controuvée? Loin d'accabler la bêtise, qui se manifeste surtout chez ceux qui s'estiment bien fournis en intelligence, je crois plus simple d'y discerner le diagnostic d'une époque qui dresse l'adéquation unanime du plaisir, de la force et du fini. Il faut voir le monde comme essentiellement fini pour en venir à penser que tout est permis, y compris ce que le monde possède de plus destructeur.
Il faut être désespéré à en crever pour représenter la sexualité comme la quintessence de la violence et l'exacerbation de la domination. Au final, le plus choquant pour la lucidité est encore de croire (quelle naïveté!) que la banalisation de la pornographie engendrera une banalisation des pratiques sexuelles. C'est l'inverse qui est vrai. La banalisation de la pornographie est un symptôme de décadence. C'est ne rien comprendre aux mécanismes de la sexualité que de s'imaginer que cette banalisation exprime la révolution sexuelle tant escomptée dans cette époque qui s'ennuie et cherche une porte de sortie - mieux, un Sens à la vie. Du coup l'apologie de la violence est partout présente et seulement dénoncée du bout des lèvres (et encore, quand c'est le cas, on a brandi l'accusation ostracisante de moralisme!).
Le sexe ne saurait être banal. Voilà un fait réel. Il est trop énigmatique, trop complexe, trop abyssal pour se réduire à des efforts de rationalisation intelligente! Alors, pensez, des velléités consuméristes d'enrichissement bon marché! Le sexe est exceptionnel. Il suffit pour s'en convaincre de voir la différence fantasmatique qu'opère la vision de Catherine Deneuve dans Tristana et celle de Clara Morgane dans n'importe laquelle de ses productions homériques. Qui est la pus sensuelle et la plus désirable? Sûrement pas Morgane! Houellebecq le sait bien, lui qui nous rappelle l'incroyable vulgarité à laquelle est acculée l'homme moyen de la modernité. Le sexe comme quête de performances est un enfer dont on ne saurait sortir enrichi!
La richesse du sexe, c'est de nous signaler que le réel n'est pas fini (que l'homme n'est pas fini!) et qu'il dépasse de loin la sphère de nos représentations. Pour le dire en un mot, la pornographie mène stricto sensu à la destruction. Ce n'est pas qu'il faille l'interdire, ne serait-ce que parce qu'elle constitue un excellent rappel des dérives auquel mène le désir quand on lui laisse la bride rabattue. Héraclite déjà annonçait qu'il ne vaudrait mieux pas pour les hommes qu'advienne ce qu'ils désirent...
Il est seulement temps de dire la vérité. La fréquentation des prostituées est rebutante une fois qu'on a compris la démarche qu'on accomplissait. Il faut aimer la violence pour fréquenter les prostituées. Il faut n'avoir rien compris à la violence pour fréquenter les prostituées. Idem pour la pornographie. Il faut n'avoir rien compris au sexe pour aimer la pornographie!
A nous de réinventer les moyens de dire les richesses diaprées de la vie sans nous laisser happer par le charme morbide du fallacieux. A-t-on conscience de singer le monde du diable en faisant le jeu réductionniste du fini ?

vendredi, décembre 22, 2006

Les Nukaks

Bien m'en a pris hier, j'ai regardé la télévision. Envoyé spécial. Comme quoi on peut faire de bonnes émissions à la télévision. Le problème n'est pas la télévision, c'est l'usage qu'on en fait! N'est-ce pas Arthur?
Les Nukaks sont, pour ceux qui ne le savent pas (donc moi!), des nomades de la forêt colombienne qui sont apparus au monde occidental voilà vingt ans pour fuir un grave péril : la présence dans la forêt des FARC et autres guérilleros de la lutte clandestine. Le parfait mythe du bon sauvage se trouve ainsi matérialisé : les Nukaks vivent dans la forêt depuis trois mille ans et n'avaient jamais rencontré l'homme blanc (qu'ils baptisent le Nukak vert, du fait de la tenue militaire des guérilleros rencontrés!).
Les Nukaks sont décimés. A leur apparition, en 1988, ils étaient environ 1200. Aujourd'hui, moins de 500. L'ONU tire la sonnette d'alarme. A ce rythme, les Nukaks disparaîtront!
Qu'est-ce qui a bien pu provoquer une telle catastrophe culturelle? En premier lieu, les maladies infectieuses, notamment respiratoires. Puis le mal-être. Les Nukas ne supportent plus les camps où ils sont parqués. Ils sont faits pour vivre dans la forêt. Beaucoup se suicident au curar, le poison qu'ils utilisent pour chasser le singe et le gibier.
Les Colombiens se moquent gentiment des Nukaks quand ils les voient déambuler dans la rue. Les plus vicieux essaient de les arnaquer en jouant sur leur naïveté. Les plus compatissants les prennent en photos comme d'inoffensifs extraterrestres débarqués de la planète Jungle.
Pourtant, les Nukaks sont tout sauf des imbéciles. Il suffit d'en regarder un chasser pour comprendre qu'ils ont simplement investi leurs ressources dans un autre mode de vie. Un autre monde, aussi. C'est fascinant, comme les Nukaks dégagent une candeur et une simplicité désarmantes. De parfaits idiots, auraient ajouté sans persiflage Dostoievski et Rosset.
En les voyant, l'Occidental antimpérialiste, qui a lu Levi-Strauss, a mal aux tripes. Je crains fort que la plupart du temps ses réflexes reposent sur le mythe du bon sauvage. Les (très peu) philosophes des Lumières qui usèrent de cette invention le firent bien moins pour défendre les valeurs des indigènes rencontrés au fil des pérégrinations aventurières que pour dresser une satire des travers de l'Occident. D'ailleurs, ils appelèrent leur personnage mythique le bon sauvage. Bon ou méchant, ce dernier n'en restait pas moins sauvage...
Jean de Léry, explorateur protestant qui fuyait les persécutions des catholiques contre les huguenots dans la France pacifique du XVIème siècle, avait toutes les raisons de ne pas participer à l'édification d'un tel mythe quand il découvrit les Tupis du Brésil. Déjà, il lui était antérieur d'au moins un siècle; surtout, Léry avait payé le prix pour relativiser la supériorité de l'Occident.
Les femmes tupis vivaient nues? Voilà qui n'en faisait nullement des débauchées, en tout cas moins que les courtisanes des cours d'Occident richement harnachées! Les Tupis étaient des anthropophages? Et que firent les catholiques lors du siège de Sancerre? Des massacres moins recommandables encore. Sans oublier que les malheureux assiégés en vinrent, avec la famine, à commettre des crimes innommables pour endurer la faim. Où Diderot et Voltaire distinguaient des sauvages, Léry aperçoit des hommes. Diogène en était encore à les chercher une dizaine de siècles plus tôt!
Le vrai problème des Nukaks, ce n'est nullement qu'ils disparaissent en tant que tels. Après tout, la vie est une perpétuelle lutte, dans laquelle les plus faibles périssent. Je n'encourage nullement ce fait avec un cynisme imbuvable - je constate. Les Nukaks sont appelés à disparaître. Je ne demande pas mieux que leurs traditions survivent.
Le vrai problème des Nukaks n'est pas davantage qu'ils signalent la perversité de l'Occident en regard de leur pureté de primitifs n'ayant pas encore accédé aux vices de la civilisation. J'entends d'ici les protestations rousseauistes des romantiques pour qui la société, en particulier quand elle est capitaliste, est le bouillon de culture des vilenies les plus monstrueuses et inhumaines.
Soit dit en passant, Rosset a raison de remarquer que le terme d'inhumain est employé à chaque fois que l'indignation refuse d'admettre la violence qui étreint l'être humain. Ce qui est qualifié d'inhumain est malheureusement bien trop humain...
Les Nukaks signalent la formidable violence qui définit la société mondialisée du troisième millénaire naissant. Le point commun entre la Chine, la France et la Colombie n'est pas la démocratie, c'est le système capitaliste. Le Nukak, avant de comprendre qu'il est à jamais exclu de ce système, en perçoit vite certains avantages indubitables : la médecine, les incroyables techniques, la prospérité inégale, voire disparate.
La violence, voilà le révélateur du monde moderne. Si l'homme moderne n'est pas responsable des maladies qui déciment les bébés nukaks notamment, il lui faut s'interroger sur la disparition qu'il ne manque jamais d'engendrer dès lors qu'il rencontre des valeurs étrangères et différentes. Si son système est si moderne, pourquoi ce désespoir qu'il génère chez les primitifs? Comment expliquer le témoignage de ce jeune Nukak rêvant de regagner la forêt et de retrouver son mode de vie traditionnelle? L'existence en forêt tropicale n'est pourtant pas une sinécure!
Et celle à Bogota? Au sortir de ce reportage, j'ai compris que nos sociétés n'ont nullement supprimé la formidable violence du monde. Elles ont dominé les forces de la nature. Le monde appartient à l'homme de manière incontestée. Par un renversement inquiétant, la violence investie à l'extérieur n'a pas disparu. Elle s'est retournée contre l'homme. La violence n'a nullement disparu. Elle s'est adaptée. Pas le Nukak.
Les hommes de l'ancien système vivaient soudés autour de valeurs pérennes contre les forces hostiles extérieures. Ils pactisaient avec elles et s'arrangeaient pour instaurer un modus vivendi qui préserve la nature. Il est frappant de constater à quel point le Nukak vit en harmonie avec la forêt et ses forces telluriques. Sans la forêt, sa perte est signée. Il le sait. L'homme moderne a oublié cet équilibre primordial. Quand il détruit la forêt avec un aveuglement suicidaire, il ne fait à ses yeux qu'asservir l'environnement à ses besoins immédiats. Il commence seulement à se rendre compte que son système de domination du monde le conduit dans le mur.
L'homme moderne n'est plus confronté à l'extérieur. Résultat? Il se retrouve en guerre perpétuelle contre lui-même. Les Nukaks ne survivent pas dans cette culture parce que le principe fondamental et fondateur de leurs repères tient dans la distinction intérieur/extérieur. Les Nukaks ne sont des naïfs que dans la mesure où ils ne comprennent pas l'abolition de ce repère essentiel. Les Nukaks ne sont nullement des naïfs. Ce sont des partisans du respect cosmique, qui veut que l'homme possède une place à l'intérieur du cosmos et qu'ils ne puissent en sortir impunément. Les dangers qu'encourt l'homme moderne sont plus importants que ceux que promet la forêt vierge. L'extérieur dispense d'un conflit de l'intérieur avec lui-même.
Aux yeux des Nukaks, l'humanité se compose intégralement de Nukaks. Sans l'équilibre fondamental entre les Nukaks et la forêt, l'homme est appelé à disparaître. Il perd le but et le sel de son existence. Il sombre dans la destruction et l'autodestruction.
Je crains fort que le message que délivrent les Nukaks aux modernes qui sauront les entendre ne soit nullement la supériorité de leur monde sur le nôtre - tant s'en faut - ; bien plutôt la démesure de notre système. Tant que ce sera une peuplade primitive ou une espèce en voie de disparition qui en fera les frais (car nous accordons plus d'importance aux orques qu'aux sauvages...), nous ne broncherons pas. Sera-t-il trop tard quand nous comprendrons que les Nukaks annoncent notre disparition à l'horizon du millénaire?
Je ne suis pas un pessimiste et pense que les ressources de l'homme, très impressionnantes, seront suffisantes pour affronter le péril majeur qui le guette. Reste que pour ce faire, il n'est que temps de tirer les leçons de deux mille ans de domination du monde. Le miroir nukak atteste du vrai visage de prédateur de l'homme et des pires instincts qui le traversent de part en part.

mercredi, décembre 20, 2006

Mariages communautaires

J'apprends qu'un jeune maçon de 22 ans et son père sont condamnés à Lyon pour avoir tondu leur soeur et fille respective. Son crime? A la Libération, les femmes accusées d'avoir collaboré plus ou moins charnellement avec des Allemands subissaient ce sort dégradant. Quelle collaboration a commis cette jeune femme?
Ne tournons pas autour du pot. Loin d'avoir épousé la cause d'un parti nazi (ce qui n'excuserait rien), elle a osé sortir avec un Français! Premier crime : il n'est pas musulman. Deuxième crime : il n'est pas de la même tribu.
Il serait temps de rompre en France avec une hypocrisie révoltante et banalisée : la réalité des mariages contraints. Quelle part exacte occupent-ils en France? Je vise bien entendu les mariages où l'un des deux partenaires n'est pas consentant - autant le dire, dans une majorité écrasante, la femme. Mais il serait hypocrite de s'arrêter à cette liste évidente. Il faudrait y adjoindre tous les mariages qui répondent à des pressions culturelles et familiales et tous les mariages consentis qui suivent un long endoctrinement. Ma simple expérience de terrain me fournit de nombreux cas où il est impensable dans certaines comunautés de ne pas épouser un partenaire de la même communauté.
Plus hypocrite, les faits qui seraient considérés comme racistes ou xénophobes s'ils émanaient de communautés occidentales sont pris en pitié quand ils émanent de communautés étrangères. La tolérance a bon dos. Elle est instrumentalisation ou faiblesse quand elle cautionne l'intolérance!
Il est trop facile de hurler aux loups quand un catholique intégriste ne consent à marier sa fille qu'avec un coreligionnaire de son milieu ou qu'un xénophobe mosellan répudie son fils ayant eu le front de présenter une Beurette à la maison, il n'est pas plus admissible de prêcher un discours conciliant quand un musulman tient le discours identique.
Qu'on le veuille ou non, les mariages arrangés sont une tradition qui a longtemps eu cours dans l'histoire de l'humanité. Jusqu'à un temps très récent, se marier par amour équivalait à une aberration. Il n'est pas certains d'ailleurs que cette conception réponde elle-même d'une aberration indubitable.
Quand on voit qu'un siècle après l'effondrement de cette conception (pour se montrer généreux), un couple sur trois divorce en France, il y a de quoi se poser des questions sur la pérennité du changement. Aujourd'hui, en France, on ne divorce plus pour cas de force majeure - c'est la légitimité même -, on se quitte pour des broutilles. On lâche son mari parce qu'on ne l'aimait plus, avec trois enfants sur les bras; on divorce sur un coup de tête. Aurait-on oublié que le mariage est un acte solennel qui engage sur la vie? On ne se marie pas pour tester la version romantique de l'Amour! On s'engage pour fonder une famille et garantir l'ordre social! Bourgeois, non pas! Je rappelle que les mariages existaient bien avant l'avènement de la Révolution française!
Il est bon de relativiser l'Amour (trois mois dans la vie d'un couple) et de rappeler que l'amour, le vrai, ne saurait aller sans sa dose d'imperfection et de conflits. Ce n'est pas une raison pour passer du romantisme outragé à la violence institutionnalisée. Dans l'affaire de Lyon, le père ne comprend pas, le fils suinte de haine et d'injustice, et le tribunal note que les deux hommes n'ont visiblement pas conscience de la gravité de leurs actes. C'est donc que soit ce sont des imbéciles, soit cette manière de procéder correspond à des réflexes culturels. J'ai bien peur pour la société que la deuxième hypothèse soit la bonne. Sans aller jusqu'au meurtre d'honneur, heureusement fort rare, il est certain que toutes les mentalités tribalistes contraignent, avec plus ou moins de fermeté, selon la prégnance du tribalisme, aux mariages communautaires. Les musulmans qui pratiquent cette règle d'or ont-ils conscience d'obéir au tribalisme - absolument pas à un impératif spirituel? Il est curieux de constater que ces mêmes sectateurs, trop souvent arc-boutés sur leurs revendications antiaméricaines et antisionistes (pour se montrer généreux et éviter l'insulte d'antisémite), rejoignent les extrémistes américains et juifs sur le terrain du mariage tribaliste et de l'antidarwinisme créationniste.
De nombreux films, livres et documents condamnent pourtant cette aberration comme une imposture rationnelle et une insulte au réel. Il reste à en délégitimer le relativisme soi-disant tolérant !

mardi, décembre 19, 2006

Les mensonges totalitaires

Quel est le point commun entre W. Bush et Denis Robert? L'actuel président des Etats-Unis, le premier du XXIème siècle, est aussi le pire. Espérons qu'il n'annonce pas une longue lignée d'avatars irresponsables à la tête de nos démocraties! Denis Robert est le journaliste qui a sorti l'affaire Clearstream. W. Bush a démontré que le président de la première puissance mondiale (et première démocratie autoproclamée) pouvait mentir à la face de ses concitoyens et du monde en toute impunité. Cinq ans après le 11 septembre, Ben Laden n'a toujours pas été arrêté et l'Irak est à feu et à sang. Denis Robert a mis en lumière les rouages du clearing : derrière une entreprise rationnelle de mémorisation des échanges bancaires mondiaux, toutes les transactions étaient conservées, y compris les plus illégales. Des banques douteuses par exemple bénéficiaient d'une comptabilité parallèle attestée par l'informaticien dévolu à la besogne à Clearstream, Régis Hempel.
6 000 milliards de dollars sont entreposés sur les comptes de paradis fiscaux. Ben Laden n'a toujours pas été inculpé à ce jour pour les attentas du 11 septembre. Ces deux scandales (parmi tant d'autres) suffisent à provoquer de gigantesques soulèvements de protestations. Au lieu de quoi, tout le monde s'en fout. Le peuple serait-il tellement habitué à avaler des couleuvres qu'il se tairait de dépit? Pas seulement! Trop occupé à jouir de son bonheur personnel, le bon peuple ferme les yeux pour conserver le bien-être relatif domestique qu'on lui a attribué en compensation. Tiens, Clearstream n'est-elle pas appelée chambre de compensation?
Moyennant ces fameuses compensations, on achète le silence des citoyens, avec cette idée que la démocratie va à la dérive - comme les icebergs du Pôle Nord.
Paranoïa? Ce serait trop beau d'agiter la théorie du complot! Cinq cents familles mondiales détenant les cordons de la bourse ou un groupe communautaire, les Juifs ou les Chinois de Hong-Kong? Si seulement le mal était moins diffus! La vérité est que l'hydre n'a pas de tête pensante. Le train fou file vers l'inconnu. Pas de complot, mais l'évolution vers le totalitarisme larvé.
Le système s'est verrouillé sur une mentalité mensongère : nos démocraties seraient assises sur les principes de Liberté, Egalité et Fraternité. Ce serait sans compter sur la volonté de puissance personnelle qui est présentée comma la fin antithétique avec de tels principes. Le problème de la puissance, c'est qu'elle pour fin l'argent. Pas le moyen de transaction substituant avec avantage des conventions symboliques au troc; mais l'argent comme fin. Il n'est que temps de s'arrêter sur cette dénaturation de l'argent passant de moyen à fin. Comme moyen, rien n'est aussi bénéfique que l'argent. Comme fin, l'argent incarne la folie et la démesure.
Le monde marche sur sa tête. On le constate avec la destruction écologique qui menace d'emporter l'humanité dans sa course folle. L'homme a perdu les buts qui forgeaient son destin. En panne de fins, il y a substitué des moyens. Faute d'adorer la vie pour la vie, il a perdu le goût de la vie. Désormais, l'homme se pose la question tous les jours : à quoi bon vivre?
Il n'a trouvé qu'une réponse : pour jouir. Comme la jouissance sexuelle est trop éphémère pour être avalisée durablement, on s'est toujours rabattu sur la seule jouissance durable - le pouvoir. Qu'est-ce que le pouvoir? Pas le grand pouvoir d'organisation sociale, mais la petite domination personnelle. L'apologie de la puissance singulière trouve son expression logique dans l'argent. Mais il y a un hic : a-t-on oublié le destin qui attend Faust? A-t-on oublié la Peau de chagrin ?
Le diable est l'apologète de la volonté de puissance. Le diable achète les consciences par la séduction. Les promesses ont un prix, bien plus coûteux que les jouissances engrangées : la destruction de la vie (et non du monde) par le nihilisme contemporain. Nos sociétés de consommation ne consomment pas par nécessité, mais pour consommer. Le prix à payer, c'est la destruction du réel au nom de sa jouissance.
Comment en est-on arrivé là? Puisque le sérieux est la chose la plus invoquée par les gens du frivole et du spectacle, je me vois contraint de rétablir le sérieux véritable. Un peu de gravité, messieurs les censeurs ! Est-il nécessaire de rappeler l'incroyabe violence qui préside aux conditions d'avènement du réel? On vit avec un prix sur sa tête, et ce prix, c'est la mort. Il n'est de présence qu'au prix de la destruction. L'homme est confronté à cette violence omniprésente : d'entrée de jeu, il sait qu'il n'est pas de vie sans son corrolaire de destructions. Au final, ce qui l'attend à titre personnel se résume à de la destruction.
Ces règles de jeu, l'homme les subit. Il ne s'agirait pas de lui en imputer la responsabilité! Par contre, en se donnant comme fin la puissance personnelle, l'homme se condamne à perpétrer la destruction massive et inévitable sur son propre environnement. Il scie la branche sur laquelle il est assis en se félicitant des copeaux de sciure qu'il produit. Le système qu'a instauré l'homme moderne correspond à la fable chantée par Goethe. Tel le Faust de l'histoire, l'homme a vendu son âme contre la jouissance immédiate. La jouissance, c'est la puissance. L'âme évoque le religieux combattu, diffamé, relégué bien vite aux oubliettes de l'histoire ( o tort ou à raison, c'est un autre débat, qui mériterait beaucoup de nuances). L'âme, en langage moderne, rappelle que le réel n'est pas réductible à la vie matérielle et au fini. Vendre son âme, c'est nier l'existence de l'infini. Partant, c'est revendiquer l'existence du seul fini.
Vivre dans le fini, c'est se condamner à la destruction et se donner des fins aberrantes. Comme Dostoievski l'avait (pré)dit, et à moins que Dostoievski soit un écrivain de pacotille, si Dieu n'existe pas, tout est permis. Si je ne vis que dans l'existence promise à la mort, la maladie et le néant, oui, il est vrai que tout est permis. Le scandale? Le but de la vie est de jouir en détruisant - et après moi, le Déluge! C'est l'antienne que répètent comme une mauvais rengaine nos élites mondialisées en espérant nous faire gober le bobard qu'elles travaillent pour notre prospérité et notre bien-être. Si nous les laissons oeuvrer à leurs tâches funestes et inavouables, elles iront au bout de leurs opérations de destruction massive. Après avoir sabordé la fraternité et l'égalité, elles jetteront par-dessus bord la liberté.
Il est vrai que notre liberté n'est que très théorique, puisqu'on nous répète que nous ne maîtrisons rien et qu'il faut se contenter d'accepter son sort. La rengaine est celle du totalitarisme larvé. Un totalitarisme pas encore effectif et qui diffère des anciens modèles en ce qu'il possède un coefficient de subtilité supérieur : au lieu d'avancer franco de port et d'expliquer à la masse qu'elle n'a d'autre choix que d'obéir ou de périr (principe de la violence assumée), nos élites, qui participent de mentalité qu'elles ne maîtrisent nullement, ont compris que la reconnaissance de certains droits sauvaient l'essentiel. Autrement dit, en autorisant la liberté d'expression et de vote, on rend possible le monopole des richesses par une minorité (de plus en plus riche). Après tout, le discours dominant répète en boucle que le bonheur, c'est de consommer!
La perversité du système est de satisfaire une partie de la planète pour en faire des alliés contraints. Les gens qui croient être heureux et goûtent à ce bonheur dégoûtant du matériel et de l'éphémère (aujourd'hui, les portables et les machines à laver sont programmées pour ne durer que quelques années...) savent aussi qu'une menace latente et permanente pèse sur les conditions de leur bonheur et qu'en protestant, ils risquent de perdre leur petit plaisir personnel et minable. Oublie-t-on qu'un homme moyen est prêt à beaucoup de compromis et de sacrifice pour une dose raisonnable de bonheur, même empoisonné? En effet :
1) La lutte pour l'obtention des droits implique le danger et la disparition, au moins provisoire, du bonheur.
2) Les bénéficiaires relatifs du système sont les collaborateurs mous d'un système qui laisse sur le carreau les 4/5ème de la planète.
Il suffit d'insinuer sur leurs consciences anesthésiées la menace d'une disparition de leurs droits très relatifs pour obtenir leur silence apeuré et moutonnier. Le jeu des élites mondialisées est d'établir le dosage suffisant pour empêcher les révolutions sans générer trop de contestations. Dès qu'un mouton dérange, on mesure à quel point la liberté est valeur relative. Dans les systèmes de totalitarisme classique, on le tue ou on le fait taire (tortures, prison...). En l'occurrence, le harcèlement est autrement insidieux. La contestation est rendue imperceptible; on la discrédite; on détourne le droit pour le procédurier; on harcèle le contestataire sous toutes les formes de la légalité. Demandez à Denis Robert ce qu'il en coûte de révéler certains des rouages tabous de l'économie mondiale : six millions d'euros et des centaines de procédures plus tard, Robert incarne la lutte du pot de terre contre le pot de fer.
Le totalitarisme d'aujourd'hui sera démocratique ou ne sera pas. L'ancien est trop connoté pour ne pas être renversé tôt ou tard. Celui-là a encore de la marge. Le temps que l'homme en paye le prix, il risque tout simplement de parvenir à sa fin véritable : le refus de la mort. Et derrière le refus de notre lot tragique à tous, il y a la disparition. Ne l'oublions pas.

samedi, décembre 16, 2006

Derrida & Co.

Deleuze était, de l'avis unanime, le plus intelligent de nos philosophes. De quoi redonner sa fierté à la France après le triste épisode des nouveaux philosophes, qui inauguraient, c'est vrai, de leur impayable appellation l'ère du médiatisme people.
Derrida fonda la déconstruction à partir de son génial concept de différAnce. Il y aura désormais dans l'histoire de la philosophie la déconstruction à côté de la phénoménologie et de la biologie.
Foucault révolutionna la philosophie en lui adjoignant le poids des sciences humaines. D'ailleurs, l'immense penseur politique Toni Negri, celui qui eut l'heureuse initiative de militer pour l'extrême-gauche révolutionnaire dans les années soixante-dix, n'hésita pas à le mentionner comme le plus grand des philosophes de toute l'histoire - aux côtés de Deleuze il va sans dire.
Bourdieu fut le philosophe de la sociologie, l'intellectuel engagé dans toutes les bonnes causes. Son héritage sera celui de la générosité et du combat pour la Justice.
Ces philosophes méritent sans conteste leur place auprès de Lacan, psychanalyste tout-terrain qui produisit de si fécondes intuitions sur la scène philosophique (et mathématique).
Sans hésitation, nos penseurs sont les dignes continuateurs de l'oeuvre immense de Jean-Paul Sartre. N'oublions pas d'y adjoindre Albert Camus, dont L'Homme révolté mérite l'étude au-delà de la classe de terminale : au moins jusqu'en licence. Et puis, Jacques Baudrillard, dont la maîtise de Hegel permet de faire accéder la philosophie à la clarté diaphane. Mais lui est encore vivant... Attendons quelque peu avant de célébrer notre grand homme! Paul Ricoeur mérite de figurer dans notre liste non exhaustive. Le vieux protestant n'était guère apprécié de ses pairs, mais ce n'est pas une raison de ne pas l'intégrer à l'oraison. Ah! j'oubliais Aron. Mais aussi Michel Henry. Egalement Simone de Beauvoir. Et Paul Virillio. André Glucksmann. Pascal Bruckner...
Dans la précipitation de mon enthousiasme sans borne, j'ai peur d'avoir adjoint à ma liste prestigieuse quelques noms en trop. Mille excuses. Si la justesse de mon analyse est avérée, la France de l'après-guerre aura produit le plus fécond panel de l'histoire de la philosophie. En comparaison, l'Athènes du Vème siècle ne mérite que dédain et haussement d'épaules! Rendons-nous compte : même les Américains, ces incultes, rendent hommage au génie français, qu'ils se sont empressés de célébrer, dans leur jargon inimitable, sous le terme de French Theory. Sur les campus américains, dans les départements de littérature, Derrida est une superstar, qui a produit de nombreux et brillants disciples. Des déconstructeurs à foison côtoient des deleuziens ayant trouvé dans les ouvrages de l'ami Guattari l'alternative à Freud et Hegel.
Qui a dit que les intellectuels français se portaient mal? Leur succès outre-Atlantique atteste de leur vitalité exponentielle. Il n'y a pas que Beigbeder pour s'exporter à l'étranger! Au moins, ce dernier bénéficie de l'apport de ses glorieux aînés. Tous ces penseurs ont eu l'immense mérite de prôner l'extrême-gauche non communiste. Michel Onfray l'a justement remarqué dans un ouvrage du meilleur goût, peu de temps avant la sortie de son incontestable chef-d'oeuvre, le Traité d'athéologie.
J'ai bien peur de manquer de crédibilité en mentionnant Michel Onfray. Et si je pêchais depuis le début de mon hommage ? Si l'on accepte d'envisager l'apport philosophique de Derrida & Co, on risque fort d'être désappointé. La célébration obéit à de curieux passages obligés. Pour percer en philosophie contemporaine, il semble nécessaire de rendre hommage, au moins, au glorieux trio Deleuze, Derrida, Foucault, comme s'ils allaient de pair. Une question simple pourrait être adressée à l'ensemble de ces penseurs. Non pas : quels furent vos mérites? Mais : quelles intuitions philosophiques avez-vous apporté pour entrer dans l'histoire de la philosophie ? La vraie réponse coule de source.
Deleuze eut beau osciller au fil de son parcours entre des positions nietzschéennes, spinozistes, structuralistes, proustiennes, j'en passe et des meilleures, il n'émit aucune idée originale. Sinon : laquelle? Derrida fut un épigone de Heidegger, Husserl ou Hegel. A part ça? Foucault lutta pour les droits des prisonniers ou des sexualités pestiférées. C'est bien, de cultiver sa différence.
En gros, les philosophes français de l'après-guerre sont de grands commentateurs, pas de grands penseurs. Dans un tour de passe-passe inquiétant, ils ont réussi à faire croire qu'avec du jargon et du clinquant, on parvenait à élaborer du génie. Autant dire qu'avec un peu de farine, on faisait du pain! N'est pas Bergson qui veut. Sauve qui peut! Deleuze prophétisait que l'enseignement de la philosophie à l'Université avait manqué de le détruire. Je crains qu'il ait mésestimé son diagnostic : il a été détruit!, et en compagnie de tous ses pairs, de son fan-club impayable. Par orgueil, ils sont une bande d'escrocs (le terme n'est pas trop fort s'il est pris dans une acception strictement intellectuelle) à avoir détourné le commentaire philosophique pour en faire l'essence de la philosophie. Ce n'est pas une coïncidence s'ils figurent tous au sommaire d'Impostures intellectuelles, le pamphlet qui retrace les délires pseudo-scientifiques des petits maîtres parisiens. Est-i beosin de préciser que l'accueil critique fut à la hauteur du lynchage qui interdit toute critique envers les glorieux anciens?
Derrida fut le grand ordonnateur de cette supercherie : ayant réussi à baptiser sous le vocable précieux de déconstruction le fumeux projet de déconstruire la métaphysique, il s'attira immédiatement les faveurs des devôts. Entreprise originale... Barthes applaudissait des deux mains. A ce propos, Rosset règle son compte au grand professeur dans son dernier opuscule, Fantasmagories, sur ses conceptions artistiques douteuses. Je crains fort qu'il n'y ait pas que les conceptions qui se révèlent douteuses...
Autre caractéristique de ces éminents penseurs : leur illisibilité? Loin de rappeler le jargon d'un Kant ou d'un Hegel, elle annonce le galimatias. A partir du moment où Deleuze quitte les routes balisées de l'histoire de la philosophie pour ambitionner l'oeuvre philosophique, Maurice de Gandillac, son maître, remarque qu'il s'embarque dans le délire hilarant. Sur les mille plateaux de sa pensée, en somme, l'air est devenu irrespirable...
On pourrait en dire long sur la pédanterie d'un Derrida, dont même les dédicaces sont incompréhensibles et précieuses. Ces philosophes n'ayant rien à dire n'ont rien trouvé de mieux que de verser dans la folie verbale. Sans aller jusqu'à Althusser, ils ont prouvé qu'on pouvait pousser le mimétisme jusqu'aux cimes sans tutoyer l'univers de la création. Ces excellents élèves, la plupart normaliens, oublièrent que l'agrégation était la meilleure porte de sortie pour bâtir des philosophies originales. Circulez, il n'y a rien à voir!
De l'après-guerre, je ne connais que deux philosophes de valeur : Clément Rosset et René Girard. Le premier fut méprisé par sa génération; le second s'est exilé aux Etats-Unis et se considèrent comme un anthropologue. Ni l'un, ni l'autre n'ont bénéficié de l'éclairage médiatique qu'aurait mérité leur oeuvre. Ce symptôme ne montre pas seulement la défaillance d'une génération, mais l'égarement des relais de l'information. Pour avoir pris des vessies pour des lanternes, on s'est plaint que les phares éblouissaient. Le goût est chose capricieuse et malaisée!

Le 9 septembre 2001

Christophe de Ponfilly est mort. Il s'est suicidé. Ce n'était pas un grand écrivain comme Mahfouz, mais le peu d'écho qu'a rencontré sa mort précoce montre à quel point les médias se foutent de la qualité. Il suffit pour s'en rendre compte de constater le calme qui a suivi la disparition de Bernard Rapp. Il est vrai que Pivot représente la pierre de touche de la culture médiatique. On a les grands hommes que l'on peut, mon prince!
Justement, en France, l'Afghanistan fut longtemps la chasse gardée de BHL. Notre justicier intellectuel en chemise blanche paradait dans tous les médias pour expliquer les réflexions fulgurantes que lui inspirait son amitié éternelle avec le légendaire commandant Massoud. Un jour, au hasard de ses biographies non autorisées (toutes celles qui ont l'heur de dire la vérité sur le triste sire, c'est-à-dire beaucoup de mal), le lecteur français découvrit, ébahi, que Che BHL était un milliardaire de gauche qui pouvait se targuer de l'amitié de Pinault - en aucun cas, de celle de Massoud. Compagnie peut-être moins glorieuse ?
En fait, les deux hommes ne se connaissaient pas. Voici la preuve éclatante que Dieu existe. Qu'il s'appelle Allah, Jah ou Krishna, Il a manifesté Son Infinie Bonté en épargnant à Massoud la rencontre de BHL. J'en arrête avec l'imposteur. Il ne mérite sûrement pas un portrait, fût-ce au vitriol.
L'autre preuve de l'existence de Dieu, n'en déplaise à Descartes ou à Scott, c'est que Massoud a rencontré Christophe de Ponfilly. Ponfilly, lui, n'a jamais hésité à braver les dangers de la montagne, la haute, la vraie, pour rencontrer Massoud et ses hommes. J'écoutais il y a un mois un document-hommage sur le cinéaste. Il expliquait en substance que Ponfilly n'avait surmonté le désespoir aigu qui l'assaillait que grâce à son amour pour l'Afghanistan. Sur le désespoir, il y aurait long à en dire. Nos sociétés prospères produisent, en plus des 4X4 citadins et des eaux minérales, la dépression la plus insidieuse. Son fondement? Avoir réduit l'existence à une perpétuelle et inattingible quête de consommation. Celui qui se rend compte de la vanité de ce but risque aussitôt de sombrer dans la mélancolie.
Les Afghans sécrétèrent-ils la guerre comme passe-temps à leur blues des steppes et des pics rocheux? En tout cas, leur vitalité montre que c'est dans l'adversité, et surtout la plus farouche, que s'ancre l'amour de la vie le plus indéfectible. Les hommes du commandant Massoud résistèrent aux Soviétiques et à l'Armée Rouge. Ils résistèrent aux talibans et aux chefs de tribus. Ils leur restera à résister aux Américains.
Cette fois, sans leur chef si emblématique. Massoud a été assassiné. A ce qu'on nous dit, par des sbires d'Al Quaeda. Pourquoi Ponfilly s'est-il donné la mort? Est-ce la dépression qui a terrassé cet infatigable voyageur? Ou a-t-il compris, au contact de la réalité afghane, la noirceur du monde? En tout cas, Ponfilly et Massoud ne faisaient qu'un. Ce qui ressort du reportage, c'est la grandeur du commandant Massoud. On nous rebat les oreilles avec le Che. A côté de Massoud, le Che n'était qu'un minable tigre de papier. Le Che était une impitoyable machine à rater les révolutions. Massoud fut un des grands résistants du vingtième siècle.
C'est ce trait qui m'intéresse chez Massoud. La grandeur de Massoud est d'être de la race des irréductibles. Seule la mort pouvait l'abattre. Pendant longtemps, je lui ai reproché sa foi tutoyant avec l'extrémisme, son traditionalisme, son rôle ambigu lors du retrait des Soviétiques à Kaboul. Massoud n'était certes pas un saint. Mais le charisme qui se dégageait de sa personne m'a toujours impressionné. Pas d'un point de vue romantique. Le Massoud lisant des poèmes à ses hommes illettrés ne m'intéresse pas.
Massoud n'a jamais fait de compromis avec la corruption. La CIA a acheté les talibans par le biais de l'ISI pakistanaise, elle n'aurait pu faire de même avec l'icône des montagnes. Massoud était un libérateur ambigu et intraitable. En donnant sa vie pour l'autonomie de l'Afghanistan, Massoud n'a pas seulement mûri, passant des Frères musulmans à la sagesse du vrai politique. Massoud a tutoyé l'Histoire en mettant les Occidentaux en garde contre les dérives terroristes qu'ils avaient encouragées. L'anti Ben Laden n'est pas W Bush - c'est Massoud. Que nous enseigne sa disparition tragique ? Son courage, sa force, sa vitalité sont celles d'un bâtisseur. Ben Laden est un destructeur. Ben Laden est en vie. Massoud a été assassiné.
La faute à qui? Le moins qu'on puisse constater, c'est que le jeu trouble des Occidentaux est plus que remarquable. Ponfilly a raison d'insister sur les raisons qui fondent la haine antiaméricaine dans le monde. Le problème de l'Occident, ce n'est pas la démocratie, c'est l'argent. La fin de l'existence dans l'argent. L'argent comme fin. L'oppression et l'absurdité.
Massoud ne vivait pas pour l'argent. Ce n'était pas un Pur (car le pays des hommes purs soutient Ben Laden), c'était un homme simple. Cette simplicité nous fait défaut. Sa disparition nous rappelle que l'Occident a soutenu ses ennemis irréductibles contre ses alliés de chaleur parce que son discours démocratique est d'une complète hypocrisie. En deux mots, l'Occident prône théoriquement la démocratie et ne la respecte que très théoriquement en dehors de ses frontières. La preuve? Ils ont trahi et ignoré la figure de proue de l4afghanistant modéré, celui que les talibans détestaient, y compris quand il s'est déplacé en France pour mettre en garde contre les dangers encourus. Massoud avait bien compris que la part de lumière de l'Occident tenait dans sa soif de liberté et d'esprit critique. Sa mort nous rappelle que sa part d'ombre réside dans les trahisons sans nom dont il peut être l'auteur - et la victime!

Naguib

Les meilleurs hommages étant les plus courts, je rends ici hommage au grand écrivain égyptien Naguib Mahfouz, qui, comme tous les grand esprits, aima par-dessus tout la liberté et l'originalité.

Excisons nos exorcismes !

Ca fait dix mille ans que ça dure. Plus même. La culture africaine est bien plus ancienne que dix mille malheureux ans. Si elle est toujours debout, c'est qu'elle est solide solide, la culture africaine. Avec ce qu'elle a pris sur la gueule depuis tout ce temps... Mais c'est un autre sujet. Ca m'éloigne de l'excision. Aujourd'hui en France, l'excision est interdite. A part quelques extrémistes, qui songerait à s'en plaindre? Pourquoi continue-t-on à perpétrer cet acte violent, barbare et gratuit? Au nom de la violence et du machisme, évidemment! Qui assure la permanence de cette tradition séculaire? Les femmes, bien entendu!
La tradition a bon dos. Si elle est stupide, il est temps d'en changer. Je vois d'ici les défenses que l'on opposera à la sauvegarde de la tradition : pour durer depuis si longtemps, elle doit bien posséder quelques qualités; c'est un combat insensé, on ne parviendra jamais à changer une tradition ; la tradition, c'est la tradition, il n'y a pas à discuter.
Je ne peux m'empêcher de rapprocher l'excision de la prostitution. Que nous rabâchent à longueur de journées les tenants de cette tradition? Qu'elle est le plus vieux métier du monde; un mal nécessaire; parfois (très rarement) librement consentie.
Le consentement a bon dos. Un examen du consentement permet d'exhumer son point faible névralgique : plus il y a de violence - et plus le consentement constitue une explication facile et passe-partout. Pour prendre une illustration, il paraît pressant de rappeler que consentir sous la violence n'a aucun sens. On accepte ce fait d'évidence quand il s'agit de torture. Les aveux d'un supplicié n'ont pas de valeur quand ils sont obtenus grâce aux mains expertes des bourreaux d'extrême-droite - un peu moins quand il s'agit de pratiques castristes. Vive le Che! On reconnaît par là que parler de la positivité du discours d'un supplicié est hors de propos et indécent.
De quelles insultes ne couvrirait-on pas celui qui s'aventurerait à qualifier de moraliste et d'empêcheur de tourner en rond le mauvais psychologue osant préciser que sous la torture, la parole est tout sauf franche! Généralisons sans risque d'amalgame : sous la violence, la parole est nécessairement biaisée.
Cette fausseté de la parole constitue aussi sa complexité. La parole biaisée n'est pas seulement tronquée, elle suit aussi l'intérêt immédiat et le cours de la survie. C'est le drame pervers de la victime que de suivre le discours de la force pour être en mesure de trouver sa place malgré tout. Avec la violence, on finit toujours par collaborer, c'est-à-dire aussi s'abîmer et devenir bourreau. Une des caractéristiques fondamentales de la violence, c'est qu'elle ne détruit pas seulement. En détruisant, elle déforme surtout. Les exemples de servilité seraient innombrables à dresser en période de totalitarisme politique. Il en va de même dans les autres formes de totalitarisme, qui ressortissent toujours au final de la violence. Toute personne plongée dans le cycle infernal de la violence n'en ressort jamais indemne.
Malgré les résistances qui consistent à dresser l'amalgame entre violences subies, violences perpétrées et consentement, on a fini par admettre, grâce au travail des vrais psychologues, que la parole d'une femme battue, d'un enfant victime de pédophilie n'avait pas grand sens. Bien des femmes battues vous diront que celui qui les bat est un être adorable, bien des enfants chériront le bourreau qui les soumet à la pédophilie. L'amour et la violence ne sont pas deux cheminements distincts. Les sentiments s'accommodent de toute situation, y compris la plus défavorable. On a réussi à remettre en question la positivité de ce type de discours, comme si la violence se dénonçait aussi facilement qu'une broutille. Curieusement, dès qu'on change de sujet et qu'on aborde le thème de la prostitution, les mêmes belles âmes indignées par les sévices infligés à un enfant opinent du chef avec conviction.
Soit dit en passant, il est navrant que les tenants du réglementarisme ne bénéficient pas seulement des milliards de la prostitution légalisée. Ces petits anges de proxénètes, fallacieusement poursuivis en France alors qu'ils n'existeraient plus aux Pas-Bas ou en Allemagne, se targuent d'arguments simplificateurs. A l'heure où l'humanité hésite entre la vie et l'argent, les apologètes de la prostitution tiennent des discours ultra-libéraux caricaturaux, où le corps serait objet de consumérisme comme un autre. L'extrémisme et l'illusion parviennent à leurs fins en caricaturant les problèmes de manière très théorique. Dans les faits, bien évidemment, la réalité est toute autre.
La prostitution, c'est autre chose! La prostitution en tant que telle, ce n'est pas une violence! La principale arme dont dispose la violence, quelles que soient ses formes, tient dans sa capacité de dissimulation et de séduction. Ne jamais oublier que le diable est un grand rhéteur. Ecoutez les explication d'un pédophile, il vous expliquera que certaines pratiques sont certes monstrueuses, mais pas la sienne. Lui chérit les enfants et les couvre d'affection...
Contrairement à ce que d'aucuns croient, souvent par manque d'information, la prostitution ne souffre nullement d'un excès de moralisme - mais de tabou et d'occultation. La prostitution est le règne du non-dit. La prostitution ne peut prospérer que sur les préjugés, les illusions et la désinformation. Si la vérité sortait, l'immense majorité des gens la rejetterait pour ce qu'elle est - une violence monstrueuse. Apparemment, ce n'est pas le cas à l'heure actuelle de nombreuses personnes, de certains Etats démocrates et de pseudo intellectuels dont l'intellectualisme s'accommode bien des âneries qu'ils débitent sans sourciller. Il y en aurait mille, ce n'est bien entendu pas que la position d'un Pascal Bruckner. Mais Bruckner passe à la télévision, Bruckner se veut un intellectuel engagé, alors on est contraint de l'écouter.
A la réflexion, quand on examine les aberrations que Bruckner déverse de sa science experte sur le thème de la prostitution, on tremble que les autres thèses qu'il défend souffrent du même coefficient d'absurdité. Il lui resterait au moins le bénéfice des millions d'exemplaires écoulés!
Bruckner confia un jour aux caméras qu'il fut client des personnes prostituées. Cela lui fait au moins un point commun avec Simenon. Je ne visais bien entendu pas le talent, très inégalement partagé en ce bas monde, comme on peut le constater. Notre bon Bruckner a la franchise de lutter contre les préjugés pour asséner haut et fort qu'il se tapait de temps en temps une grosse. C'est si bon les rondeurs cachées! Bruckner allait-il en discothèque pour assouvir les affres impétueux de son désir si aiguisé? Que nenni! Jamais un intellectuel de ce rang ne se serait commis à tomber aussi bas! Bruckner préférait de loin, c'est si légitime, l'option de la prostitution. Elle lui permettait d'assouvir son fantasme à peu de frais, entre deux pages d'essais politiques ou de romans désenchantés spécialement calibrées pour la FNAC et les émissions à idées du service public.
Les grosses ont dû éprouver du ravissement en reconnaissant a posteriori son visage de Narcisse émacié devant les écrans d'Auchan. Les caméras des grandes chaînes de télévision leur avaient au moins permis de goûter un peu à la magie du grand monde! Avaient-elles conscience du privilège qui s'abattait sur leurs misérables épaules? De misérables putes recevaient l'insigne chance de toucher les subsides du Grand, du Beau, du Fort Bruckner! Il y avait de quoi remercier le Seigneur et s'en remettre aux voies impénétrables de la Providence!
Pascal, si tu nous entends, consens au moins, dans ton infinité liberté, à ne pas aborder des sujets que, d'évidence, tu connais si mal. De tes fantasmes de nihiliste, nous nous fichons royalement. Le peu de cas que tu manifestes pour la vie, pour la personne humaine, par contre, ne nous laisse pas indifférent. Pascal, agneau béni de la plume, est-ce W. Bush qui t'a soufflé ces belles paroles de tolérance?
A écouter Bruckner, Iacub et d'autres porte-plumes de la cause réglementariste, la prostitution ne serait nullement une violence, mais un service multicartes. La personne prostituée posséderait des dons transmis par Dieu ou certains de ses anges : ainsi, la péripatéticienne du bois de Boulogne, entre deux conversations sur Hegel avec ses collègues Bac + 12 (ce qui correspond en gros à Sciences Po, Normale sup et l'ENA cumulées), ne dispenserait pas seulement ses talents de professionnelle de la sexualité dans les camionnettes tout confort ou entre les buissons ardents. Elle serait aussi psychologue, sexologue et confidente pour maris désabusés. Sans elle, certains hommes éperdus se seraient perdus depuis belle lurette.
La prostituée est la panacée de nos sociétés. La prostituée est sacrée. Ceux qui osent remettre son statut en cause ne sont que d'ignobles moralistes liberticides détestant le sexe, la vie et tout ce qu'elle recèle de précieux. Sus aux censeurs! Défendons becs et ongles dehors ces êtres odieux qui prétendent empêcher l'exercice d'un si beau métier! Le plus vieux du monde est aussi le plus décrié! Sans cet haro d'opprobres et d'indignations, l'esclavage en prostitution disparaîtrait pour ne laisser place qu'à la Race des Elues, à ces prostituées libres et consentantes, enfin reconnues à leur juste valeur...
J'en finirai avec ce constat. Le consentement en prostitution n'a pas plus de valeur que pour les autres types de violences. La prostitution, comme toutes les formes exacerbées de violence, joue sur les tabous pour simplifier les discours multiples, les non-dits et les mécanismes de forclusion, l'impossibilité de dire la vérité des faits, la destruction et la déstructuration psychologique - encore plus que physique. Ce qu'on reconnaît à la femme battue, à l'homme supplicié ou à l'enfant violé, on ne le reconnaît pas à la personne prostituée. Les argumentaires que l'on déploie sont aussi indécents que si l'on entreprenait de légitimer la prostitution des filles malaisiennes par leurs parents. Après tout, ceux-ci étaient pauvres et ils bénéficient d'une certaine aisance matérielle; il suffit d'écouter ces enfants pour prendre conscience qu'elle sont souvent consentantes; ne vaut-il pas mieux pour elles connaître la mansuétude d'un pédophile affectueux que les affres de la famine et de la malnutrition? Remercions les pervers des payx riches pour le bien qu'ils prodiguent en Sierra Leone ou au Cameroun!
Est-il vain de combattre la violence? C'est un autre sujet, qui amènerait bien du pessimisme sur le cours des choses. Le consentement est le plus souvent une question mal posée. Il faut envisager ledit consentement à l'aune des contraintes qui la déterminent. Sinon, on postule que le notaire et le prostitué homosexuel et toxicomane bénéficient du même coefficient de liberté. Tout le travail critique consistera à rompre avec les tabous pour laisser émerger la vérité et l'évidence.
Je m'en tiendrai à cette simple question : pourquoi s'échine-t-on à produire des argumentaires pour défendre la prostitution? Le goût de la violence n'explique pas tout, même s'il explique beaucoup. En l'occurrence, il faudrait rappeler l'argent que rapporte la prostitution à ses bénéficiaires réels : plus de trois milliards d'euros en France, des dizaines en Europe, soixante dans le monde. N'en déplaise aux partisans du réglementarisme, l'argent et la misère sont les nerfs de la prostitution. Les seuls qui expliquent la victoire du pot de fer contre le pot de terre. Quant à ceux qui ne se rendent pas comptent que les mots tuent plus que bien des actes inconsidérés, il leur suffira à présent d'écouter Bruckner ou Iacub pour comprendre par quels mécanismes on peut légitimer le monstrueux. Avec des mots, tout simplement.