dimanche, janvier 28, 2007

L'abbé Sancho

On nous vend souvent le mythe de Cervantès comme la séparation radicale de l'idéal et du pragmatisme. Par ces temps où l'idéal est perçu comme une fumisterie, on tend à réhabiliter Sancho au détriment de Don Quichotte. Panza serait dans le réel et Don Quichotte dans l'illusion. Je crains fort que le réel ne soit pas l'un ou l'autre - mais l'un et l'autre. Un peu comme Lynch nous contraint à ne pas scinder le réel entre Bien et Mal, Cervantès refuse de prendre position entre l'idéal et le pragmatisme.
J'en veux pour preuve l'évolution que les deux personnages subissent l'un par rapport à l'autre. L'un sans l'autre seraient perdus d'avance. Et vice versa. Sancho n'est rien sans Don Quichotte, autant que Don Quichotte n'est rien sans Sancho. Le pragmatisme ne serait-il rien sans l'idéalisme?
Je ne cherche nullement à réduire l'oeuvre maîtresse de Cervantès à cette question réductrice. Plutôt : cette question m'intéressant en l'occurrence, j'y appliquerai le prisme de Cervantès selon mon propre regard. L'oeuvre est toujours beaucoup plus riche que tous les sens auxquels on voudrait la réduire. Sans quoi toute oeuvre disparaîtrait fatalement au bout de deux cents ans. Heureusement, on lit toujours Homère avec autant de plaisir. En tout cas, c'est mon cas.
L'avantage de l'idéalisme sur le pragmatisme n'est certainement pas de se réclamer de principes parfaits. Car il serait facile de montrer que cette perfection résulte de la haine du réel qui ne dit pas son nom, mais se contente de répéter avec obtination non et non. La supériorité de l'idéalisme se borne à produire du sens. Raison pour laquelle il est toujours le plus réel et le plus irréel.
Sancho le sait bien, lui qui se contente avec sagesse de suivre la pente de son nom et de ses appétits en se remplissant la panse. La panse ne pense pas, et si ce n'était que folie de se nourrir d'amour et d'eau fraîche, Sancho aurait eu tôt fait de considérer son maître comme un hidalgo à la cervelle dérangée. Son attitude est bien plus ambiguë, non qu'il craigne seulement quelque châtiment pour prix de son insolence ou de sa désobéissance, mais qu'il sache que manger quand on a faim ne suffit pas. Le vivant a besoin de sens pour se repaître, et cette nourriture, seul un idéaliste peut la lui délivrer.
Non que Don Quichotte ait raison de prendre des auberges pour des châteaux enchantés et les filles de paysans pour de belles princesses. Don Quichotte sait simplement (j'allais dire : presque prosaïquement) que toute interprétation est un délire (c'est une phrase célèbre de Logique du pire de Rosset : "Il n'y a pas de délire d'interprétation, puisque toute interprétation est un délire").
En vérité, si Don Quichotte prend les moulins à vent pour des tyrans géants envoyés par de méchants magiciens, il n'est dupe que dans la mesure où il sait que l'erreur est indispensable à l'exercice de l'existence. La vérité n'est considérée telle que dans la mesure où elle est l'erreur magistrale, l'erreur en chef, celle à laquelle on adhère par définition. La vérité est la surinterprétation à partir de laquelle s'ordonnent toutes les interprétations abusives et particulières.
Don Quichotte n'est pas fou. Il croit sincèrement. Mais sincère ment. Je ne voudrais pas jouer les psychanalystes gourous tendance Lacan, mais le psychanalyste Jean-Paul Abribat a raison de faire remarquer à Pierre Carles que l'opinion vraie ment vraiment (à props d'un tout autre sujet et dans le documentaire Enfin pris?). Et si c'était la vérité à laquelle Don Quichotte ait accédé - et qu'il s'empresserait de transmettre à son fidèle Sancho et à tous les opprimés? En tant qu'hidalgo, son honneur lui commande de courir après le sens pour vivre. C'est aussi notre humaine condition.
Lorsque Don Quichotte considère qu’une paysanne de son pays, Dulcinée du Toboso, qu'il ne rencontrera jamais, est l'élue de son cœur à qui il jure amour et fidélité, il ne s'agit pas que des fredaines d'un extravagant, ainsi que l'on considère le bourgeois gentilhomme dans la pièce éponyme. Don Quichotte sait trop que l'amour est comme l'honneur : un mythe auquel on se raccroche, sinon il ne resterait - rien. L'amour est une illusion tant qu'on estime être en mesure d'aimer une singularité pour ce qu'elle est vraiment. Au fond du fond, tout est rien. On ne saurait cependant aimer sans accorder créance et prix à la personne aimée (soit au fait de donner du sens à ce qui s'en trouve dénué).
Il faut pourtant vivre! Raison pour laquelle Sancho estime tant Don Quichotte qu'il lui passe toutes ses fredaines et se conforme à sa conception du monde. Il faut bien qu'une certaine conception soit (pour)suivie et l'art de son maître est précisément d'en offrir une précieuse - aussi bien que ridicule, saugrenue et controuvée. Quand, à la fin du deuxième volume, Don Quichotte, vaincu par le chevalier des Miroirs, ou chevalier de la Blanche Lune, car aucune identité n'est définitive (en fait, le bachelier Samson Carrasco), s'en retourne chez lui, Sancho va même jusqu'à le supplier de ne pas abandonner, lui suggérant d'embrasser la carrière de berger. La carrière ou le rôle, tant il est vrai que les fonctions sont des jeux perpétuels de miroirs ne délivrant in fine aucune certitude.
Don Quichotte a le privilège d'une fin d'existence digne, parce qu'il a su auparavant faire preuve d'imagination et d'inventivité. Tout désir est délire. Ce serait aussi une excellente proposition de définition de l'existence et la meilleure réfutation du sérieux qu'on nous vend comme breuvage miraculeux de l'âge de la parole jusqu'au dernier souffle.
Contrairement au sort qui attend les fous dont la folie est méprisée comme marque d'adhésion au fantasme (ou à l'hallucination), Don Quichotte engendre le plus profond respect à son retour d'errance (errance aussi bien que mission, s'il est vrai que tout sens relève de l'errance et de l'erreur).Ayant abandonné la lecture de ses chers romans de chevalerie, notre hidalgo recouvre la raison et fait dès lors preuve de la plus grande sagesse, avant de mourir entouré de l'affection et de l'admiration des siens.
Ces marques de reconnaissance témoignent du sort que l'on fait à ceux qui se dévouent pour faire sens. A sa manière, Don Quichotte est un prophète qui a fait don de sa vie pour montrer un chemin. Non qu'il y en eut d'autres. Le réel est unique et ne comporte pas d'alternatives autres que l'irréfragable nécessité. Mais qu'aussi bien que ce chemin, tout autre chemin aurait été le bon, pourvu qu'il fût chemin. Bine qu'on n'ait jamais le choix, tous les chemins sont bons à prendre. Encore faut-il en pratiquer un. L'idéal a certainement moins besoin du pragmatisme que le pragmatisme n'a besoin de lui. Car l'homme est l'être du sens plus que de la pitance, lui qui supporte les jeûnes les plus rigoureux, mais survivrait péniblement à la vacance du sens (soit aux vacances tout court).
C'est ce que j'aurais aimé rappeler à un journaliste de Canal Plus dont j'entendais la participation au débat traditionnel de treize heures poussières. Alors que j'étais occupé à déguster une délicieuse omelette aux champignons y poivrons (petit hommage à Astérix!), je le surpris, bien dans l'air du temps, à condamner les Don Quichotte pour leur action médiatique et tapageuse. Il est vrai que la ressemblance de leur leader charismatique (dans tous les sens du terme) avec l'abbé Pierre du temps de sa jeunesse n'est pas le fruit du hasard. Il est vrai que l'impétrant est comédien et qu'il a montré que le caritatif flirtait dangereusement avec le jeu de rôle, celui de composition, voire la tragi-comédie. Le temps dira si le droit opposable est une billevesée électoraliste (ce que je pense personnellement) ou un engagement politique viable.
Mais il est inutile de vilipender le combat de l'abbé Pierre comme inutile. L'homme a besoin de mythe pour vivre. Même les Don Quichotte de la Seine, ces rejetons frappés de nanisme aigu (je n'ai pas dit d'onanisme), ont leur utilité. Car si la politique n'était que l'art du pragmatisme, voilà bien longtemps que les SDF ne seraient plus. Non qu'ils auraient disparu de notre paysage, mais que l'homme les aurait précédés dans l'évanescence depuis belle lurette.

2 commentaires:

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rosy123 a dit…



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