mercredi, février 14, 2007

Il changeait la vie

Au départ, le titre émane d'un compositeur qui incarne la musique populaire française des années 80. Goldman est le héraut de cette chanson consensuelle et démocratique dans le mauvais sens du terme (dont CabrUel, Voulzy et d'autres furent les tristes épigones) : afin de contenter, sinon tout le monde, du moins le plus grand nombre, il s'agit de faire l'éloge du consensuel, de la révolte à peu de frais, du Bonheur ir-radieux, des valeurs adUlescentes - bref, de tout ce qui conforte l'ordre derrière l'apparente révolte. Goldman est l'artiste démagogique par excellence, celui dont il ne restera rien dans vingt ans, sinon, pour les historiens spécialisés dans la chanson, cet art majeur du vingtième siècle, la trace d'un immense succès.
Il faudrait tout de même ajouter que le Goldman des années 90 est le produit essoufflé de celui qui accéda à la célébrité grâce à des mélodies entraînantes et (trop) enivrantes. A la griserie mélodique succéda la griserie cathodique, où Goldman, en grand absent consentant des médias, s'enferma dans son intimité artistique, pour produire des chansons qui se ressemblent toutes, les siennes comme celles qu'il écrivit avec un bonheur marchand certain pour d'autres vedettes (toutes celles de la période, en fait).
En 1989, juste avant de sombrer dans le néant, Goldman sort l'album Traces. Toujours cette manie des titres à la fois énigmatiques, discrets et mystérieux. Grisant et peu scandaleux à la fois. Sur cet album, on trouve bien entendu C'est ta chance, chanson obligée contre le racisme, chanson engagée et engageante, chanson incontestablement sympathique et estampillée Touche pas à mon pote! (toute la différence avec l'insolence bonhomme de Brassens, par exemple). On tombe surtout sur un autre tube fameux, Il changeait la vie.
Voilà la chanson démocratique par excellence, le message subliminal qui fit la gloire de Goldman dans toutes ses autres compositions! Alors qu'auparavant on célébrait les héros tragiques et les grands hommes, Goldman entreprend de rendre hommage (sincère-ment!) aux figures de notre quotidien. Sous-entendu : les gens du peuple sont grandes gens. C'est à la fois vrai et faux, mais ce n'est pas l'heure de démonter la part de démagogie qui entre dans cette démarche artistique mineure (quoique fort successfull).
Dans cette chanson, Goldman rend hommage aux ouvriers et aux classes moyennes - c'est-à-dire aux sources auxquelles s'abreuve en priorité la démocratie. Soit un cordonnier, un professeur et un saxophoniste. Les manuels, les éducateurs et les artistes : toutes catégories qui n'intéressent pas les apologètes du système dominant, le capitalisme selon lequel la valeur marchande et la valeur intellectuelle ne vont pas nécessairement de pair. Depuis, les choses se sont gâtées, puisque, à l'heure de la mondialisation, c'est l'ultralibéralisme qui pointe le bout de son nez dans les chaumières occidentales jusqu'alors privilégiées plus que de raison.
Au début de son refrain très prévisible, Goldman a une phrase révélatrice de l'idéologie qui le meut et que je qualifierais volontiers d'idéologie populaire dominante, et d'autant plus dominante que vague : "Et loin des beaux discours, des grandes théories/ A sa tâche jour après jour, on pouvait dire de lui/ Il changeait la vie". Goldman s'en prend ici, ritournelle usée jusqu'à la corde, aux discours intellectualistes incompréhensibles et pas forcément dignes d'intérêt. Il a donc encore une fois à la fois raison et à la fois tort.
Fait plus remarquable pour notre propos, il opère la corrélation entre la simplicité des sans-grades et le fait qu'ils puissent changer aussi la vie. La revendication égalitariste est claire (éclaire?) : il y a ceux qui changent la vie dans le grand décorum du monde et les petites gens qui le font tous les jours à leur niveau et sans que ça se sache. Moi, JJG, je serai la voix des anonymes et je louerai leur voie laborieuse! Attention à ne pas sombrer dans un discours dangereux, dont on ne soupçonnera pas Goldman en particulier, et qui consiste à inverser la tendance classique. Ce qui a véritablement de l'importance est ce qui n'est pas reconnu, pas célébré : le populaire et le banal. Dont acte.
Je trouve digne d'analyse l'idée que la grandeur tient au fait de changer la vie. Qu'est-ce que changer la vie? Lors d'une conversation téléphonique, mon ami Bertrand paraissait regretter l'injustice qui prévalait dans le traitement des vies, les millions et les milliards de sorts insignifiants pour quelques aventures heureuses. Tant de destins condamnés à l'infime et au futile! A sa manière, Goldman répond à Bertrand en louant la qualité de ces vies anodines. Cet argument qui fit son succès et son miel me heurte viscéralement. Il n'est pas populaire - il est populiste. La grandeur de la chanson populaire est de dire l'évidence que tout un chacun récuse (raison pour laquelle la chanson populaire évoque l'amour comme l'expérience la plus courante et la plus singulière). Cas de Brassens notamment.
L'erreur de Goldman, sa différence qualitative avec Brassens, est de confondre la grandeur avec l'idée du changement telle que l'idéologie du Progrès nous en vend et en vante les mérites à longueur de publicités indigestes de mièvreries mielleuses et de sourires radieux et consternants. Que le monde change ressortit certes de l'évidence, mais je doute que Goldman veuille nous rappeler que le devenir nous condamne à la vieillesse, à la maladie ou à la mort. Ces vérités sont contraires à l'idéologie populaire dominante, selon laquelle la vie ne vaut que grâce aux progrès tous azimuts qui la rendent heureuse et (enfin) possible.
Goldman énonce l'idée que le changement est la grandeur même. Là où les Anciens ne discernaient de grandeur que dans les grands changements, les révolutions ou les hauts faits, Goldman étend la grandeur à tous les changements. Effectivement, Aristophane (et après lui Shakespeare, et tant d'autres) n'ont pas manqué de discerner dans les travaux des champs ou les beuveries des tavernes l'écho de grands quoique anonymes bonheurs - mais de grandeur, point. Le message de Goldman s'avère d'une redoutable stupidité. Car si le réel tel qu'il nous apparaît n'est que changement, la grandeur exceptionnelle ne saurait se rapporter à l'habitude la plus usuelle.
La démocratie n'a rien changé sur ce plan : la grandeur demeure toujours l'étoffe des héros. Ce serait populisme que d'adhérer à la pensée contraire! Pensée du ressentiment par excellence : en n'admettant pas l'inégalité, on moralise le réel, on stigmatise et occulte l'injustice que l'on discerne comme une valeur sur-ajoutée. Grâce à des artistes de la trempe de Goldman, le réel devient parfaitement nivelé et égalitariste! Malheureusement, ce n'est plus le réel...
Il reste cependant une voie pour louer la vie sans être contraint de louer la grandeur de la mère qui accouche, de l'ambulancier qui sauve les grands accidentés de la tétraplégie ou de la technicienne de surface qui garantit la propreté et la paix des ménages. C'est de considérer que le changement incessant, le temps dans son devenir, garantissent la permanence obvie du réel lui-même. Si tout change, seul le changement ne change pas. Le réel permane dans son indéfini changement. Le même s'effectue et s'exprime dans l'infinie rotation de l'autre.
La grandeur du réel, c'est d'être lui-même. Ni plus, ni moins. Le simple fait d'appartenir à ce réel, sous une forme fugace et avec une représentation controuvée sans doute, participe de la grandeur du réel. Après tout, l'on peut très bien penser que notre liberté personnelle est d'autant plus ténue que le changement lui-même n'appartient pas à l'individu, qui s'en réclamerait pourtant le principal instigateur. Le général de Gaulle ou Alexandre furent-ils grands grâce à leurs mérites ou à l'indépendance de leur volonté? Hélas, je crains fort qu'ils n'aient fait que suivre l'inclination de leur personnalité respective et n'aient nullement profité avec avantage de leur libre-arbitre personnel!
La grandeur de toute chose est d'être au monde. Pas seulement pour l'homme, qui n'est qu'une forme de réel parmi tant d'autres, mais pour toutes les singularités qui ressortissent de ce grand inconnu qu'est le réel et dont nous sommes incapables d'apporter le moindre commencement de définition. Le privilège de l'existence humaine rejoint le privilège de la présence universelle. Où l'on voit que la grandeur participe d'une vision très démocratique (tout ce qui est réel est grand), mais nullement démagogique (tout ce qui serait grand serait changement).
Le bonheur d'exister est partout, dans le pré comme à l'Elysée, par exemple. Le malheur aussi. Les tragédiens ne savent que trop que le héros n'est pas l'homme du grand bonheur, mais résulte de la rencontre des antagonismes les plus déchirants. Si le bonheur est pour tout le monde, à proportion de la souffrance, bon an, mal an, et selon la pensée de Leibniz, la grandeur est par définition l'apanage de l'exception. J'aimerais ajouter, à Bertrand notamment : est-ce vraiment si important?

2 commentaires:

Unknown a dit…

J'ai commencé a lire votre blog !! vraiment je le trouve super bravo a vous et bon courage de ma part
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voyance a dit…

Superbe article qui m’a donné de vrais pistes pour mes articles à moi. Je testerai dès le prochain article. Pour dire j’ai même mis la page dans mes favoris.
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