mardi, janvier 09, 2007

Le temps ne fait rien à l'affaire

Molière n'est pas mort. J'ai revu hier le Dîner de con de Veber. Ce n'est pas le Bourgeois gentilhomme, mais c'est très drôle (donc profond). La comédie en dit plus sur le réel que la plupart des recherches phénoménologiques de l'heure. Dans le Dîner, il n'y a qu'un con. Lequel? La fable est facile, quoique bien vue : le plus con n'est pas celui qu'on croit. Bienvenue aussi : le grand bourgeois sadique, loin d'accéder à la toute-puissance sociale à laquelle il prétend, se révèle un caractère sinistre et pitoyable.
Toute les histoires profondes ont ceci de remarquable qu'elles recèlent une infinité d'interprétations riches et variées. Hier, en regardant le duo Brochant/Pignon (Lhermitte est bon, Villeret excellent), je n'ai pas aperçu qu'un couple de théâtre. J'ai vu le double à l'oeuvre.
Brochant est éditeur à succès. Il détient l'argent et le pouvoir. François Pignon travaille au ministère des Finances. C'est un comptable qui construit des maquettes d'allumettes à ses nombreuses heures perdues. Il n'est jamais anodin d'être éditeur. L'éditeur est le garant de l'artiste. Il est son passeur. L'artiste est le héraut qui donne à la société ses valeurs, sorte de réceptacle d'un autre monde. L'éditeur n'est jamais que son mime.
Si Brochant est le mime grossissant de notre société, celle-ci va mal. Brochant est cynique. Pervers. Totalement destructeur. Brochant ne vit que pour la domination des autres. Dans une société où le rapport au divin est occulté, le but de Brochant est de jouir de la destruction d'autrui.
Brochant est intelligent. C'est cette intelligence qui lui permet de réussir socialement. C'est cette même intelligence qui l'amène aux conclusions les plus rationnelles : dans le monde de l'absurde, la domination se réduit à la destruction d'autrui. Brochant est un destructeur symbolique : ses dîners de cons, qui rassemblent la meilleure société, ne conduisent pas à mort d'homme. Peut-on rêver à symbole plus parlant du nihilisme moderne prophétisé par Nietzsche?
Brochant a piqué la femme de son meilleur ami. Tout un programme. Celui-ci s'en remet car il n'a que l'air plus sympathique. En fait, il n'est qu'un clone délavé et éthéré. Sa gentillesse est faiblesse de caractère. La femme de Brochant, elle, est très malheureuse. Elle a tellement envie de mourir qu'elle grille un feu rouge, provoque un accident de voiture et finit à l'hôpital.
Comment Brochant l'a-t-il rencontrée? Pas par hasard. C'est un écrivain raté qu'il a éditée pour mieux la séduire. Brochant ne peut séduire qu'en trompant. Dans une société aussi corrompue, les livres ne servent qu'à briller socialement. Leur intérêt artistique est superflu. Etre éditeur est bien plus important qu'écrire. Les dirigents sont de puissants et efficaces mimes. Ils ont pris le pas sur les créateurs. La femme de Brochant est complice d'un système dans lequel elle retrouve la projection de la puissance et de la réussite qu'elle cherche comme le but de sa vie. Elle brille de mille feux : c'est ce qui l'intéresse, même quand le combustible est la jalousie.
Il fallait bien que la maîtresse de Brochant soit une nymphomane. Dans un monde où le plaisir est conçu comme une fin mécanique et quantitative, deux femmes sont le minimum vital : l'une témoigne de la réussite, l'autre de la seule satisfaction envisageable.
Le point commun entre Pignon et Brochant? Les femmes! Pignon débarque dans l'appartement de Brochant au moment où sa femme le plaque. Motif officiel : il organise des dîners de con. Justement, Brochant n'est pas que maquettiste. Il a aussi été quitté par sa femme. Pour un collègue. Toujours le mimétisme à l'oeuvre...
La monomanie de Brochant est une passion qui lui permet de tenir le coup, même à vide. Il est remarquable que Brochant ne soit nullement un marginal social, mais un fonctionnaire issu de la classe moyenne. Brochant n'est ni un imbécile, ni un inculte. Simplement, il a les goûts du peuple : il aime regarder le foot à la télévision avec son ami Lucien Cheval. Pignon est pour Auxerre, Cheval pour l'OM.
Cheval est le double obsessionnel de Pignon. Il ne pense qu'à déceler des fraudes fiscales chez les riches. Quand il n'a pas la tête à sa marote fiscale, il ne pense qu'à supporter son équipe fétiche.
Cheval apprendra au fil des péripéties que sa propre femme le trompe avec une de ses victimes, un riche publicitaire qui a investi dans la promotion immobilière et qui occupe son temps libre à baiser des femmes mariées et malheureuses dans une garçonnière.
A en croire le film, tous ceux qui réussissent sont des traîtres, des menteurs et des nihilistes intégraux. Cheval en perdra même le goût de pousser plus avant sa science infaillible du redressement fiscal : il a tout de suite subodoré que Brochant cachait des oeuvres d'art non déclarées! Cheval se moque de la valeur artistique de l'oeuvre. Seul l'intéresse le dossier fiscal. A vrai dire, je ne vois guère ce qui pourrait sauver Cheval de la beaufitude si ce n'est son amour inné du bon vin : Brochant ne parviendra pas à le tromper avec son subterfuge ignoble (mélanger du vin au vinaigre...).
Dans ce monde où tout est toc, le soi-disant bon vin se révèle amélioré par le vinaigre, à tel point que Brochant se sent obligé de doubler la dose! L'art n'a de finalité que consumériste. Les femmes sont des objets sociaux ou sexuels. Les amis sont des faire-valoir. Les passionnés sont des cons (Pignon, Cheval ou le féru de boomerang).
C'est à croire que l'alternative est aussi simple que diabolique : soit réussir - et rejoindre la race des crapules nauséabonddes ; soit être exploités par cette caste ignoble et en payer le prix (fort) : le boomerang qui revient comme un gag éculé dans la tête de son propriétaire n'est pas qu'anecdotique.
Pignon ne saurait être à première vue l'antidote de ce monde de destruction massive. Il est gros, chauve, laid. Surtout, c'est l'antihéros parfait. A côté, Gaston Lagaffe est un modèle d'adresse et d'habileté. Pourtant, tout comme Gaston, les gaffes de Pignon sont les actes qui lui confèrent son humanité. Face à l'imperfection tragique du monde, Pignon se trompe certes, mais il ne trompe pas. Il constitue même le meilleur secours de Brochant (et donc son pendant).
Non qu'il soit en mesure de le tirer d'affaire. Il ne fait qu'accroître les maux physiques et moraux par ses bévues et boulettes. Mais il est humain. Il est terrible de constater que deux des personnages emblématiques de notre époque, Pignon et Gaston, sont des antihéros. Façon de signifier que la réussite qu'on nous sert est une fumisterie doublée d'un fiasco et que les seuls qui puissent nous sauver sont ceux qui privilégient l'humain, la générosité et la fraternité.
Pignon place ces valeurs désuètes au-dessus de tout : il aime rire avec Cheval des blagues footballistiques les plus grasses, il ne laisse pas tomber Brochant malgré les insanités grossières que celui-ci lui adresse et il le plaindra lucidement quand il découvrira le pot aux ros(s)es. L'éditeur avait projeté de l'inviter pour un dîner de con! Même Brochant en convient : le con, c'est lui.
Les gaffes en série de Pignon sont le moyen qu'il utilise pour conserver son humanité. Sans cette faille, Pignon serait un monstre. La gaffe ici incarne l'humanité en ce qu'elle est l'apologie paradoxale de l'imperfection. Chercher à être parfait, c'est devenir un monstre. C'est aussi vendre son âme au diable pour des broutilles. Car ce qu'a obtenu Brochant est dérisoire et perdu d'avance.
L'humanité de Pignon ne lui laisse pas le choix. Il ne demeurera innocent des assauts du diable qu'en pratiquant l'innocence comme d'autres la charité. Etre innocent, c'est être idiot. Dostoievski nous l'avait annoncé, en vrai écrivain. Rosset rappelle que l'idiot, avant de renvoyer à la figure de l'imbécile, est le simple. Brochant et ses comparses sont trop hallucinés pour distinguer l'innocence idiote de Pignon derrière son imbécilité de façade. Pour eux, Pignon est la seule source de rire et de plaisir qui leur reste.
Pourtant, Brochant s'inclinera devant la supériorité ontologique de son cobaye quand Pignon, quittant ses oripeaux de gaffeur grotesque, réussit à le rabibocher (provisoirement!) avec son ex-future épouse. Pignon tient subitement un discours émouvant et sensible. Celui d'un authentique artiste?
Pignon n'est innocent que dans la mesure où il représente le réel comme absolument simple. Pignon croit absolument aux apparences telles qu'il les perçoit. La duplicité du réel et les mensonges lui sont étrangers. La trahison lui est incompréhensible. Sa femme l'a quitté ? Elle est partie avec un con, le plus grand du Ministère! Pignon sait que le ridicule ne tue pas.
Brochant est son double antithétique et complémentaire : pour lui, le réel n'a de saveur et de valeur que dans la tromperie et le mensonge. Le réel est double, triple, pourvu qu'il satisfasse à son besoin de domination consternant. Autant dire que Brochant nage dans l'illusion la plus complète et que le réel se charge de le lui faire savoir - avec usure. N'est-il pas le plus malheureux des hommes?
Son malheur tient dans sa solitude. Pignon est l'homme sociable par excellence, celui pour qui les codes mondains n'existent pas. Brochant est celui pour qui le seul lien social qui vaille tient dans la trahison. Autrement dit : il est fait comme un rat dans une société dont le seul intérêt est la souffrance sadique et masochiste de la souricière.
Pignon est de l'étoffe des héros : sa tragédie est d'accepeter l'imperfection du réel avec bonhommie et insouciance. Il rit de tout, Pignon. Il tient son extraordinaire pouvoir de la grâce de l'innocent. Pignon est un saint, Brochant, un puissant. Si Brochant est seul, Pignon, lui, incarne le lien. Lien social et humain, mais pas seulement. Pignon personnifie le lien divin : celui qui relie l'homme à des valeurs plus hautes que celles de la matière et du fini. Bien entendu, Brochant ne saurait les apercevoir et il a besoin du secours de Pignon pour les sentir. Pignon est un médium qui s'ignore par simplicité.
Terrible mais lucide évocation de la société humaine! Sans doute les choses ont-elles toujours été ainsi - soit imparfaites par essence et donc enclines à déception. La différence entre notre époque et le passé, c'est que celle-ci donne la primeur à l'arriviste sur le saint. C'était autrefois l'inverse. Notre monde court à sa perte tant qu'il ne comprendra pas cette tragique méprise.

2 commentaires:

Unknown a dit…

Hey grand poste. Je dois apprendre beaucoup de choses de ce poste. Merci d'avoir partagé.

voyance gratuite

voyance amour gratuite a dit…

Je suis tombé sur ton site depuis un retweet, donc j’interagis et je met des commentaires quand cela m'interpelle et que ça en vaut la peine.