vendredi, décembre 22, 2006

Les Nukaks

Bien m'en a pris hier, j'ai regardé la télévision. Envoyé spécial. Comme quoi on peut faire de bonnes émissions à la télévision. Le problème n'est pas la télévision, c'est l'usage qu'on en fait! N'est-ce pas Arthur?
Les Nukaks sont, pour ceux qui ne le savent pas (donc moi!), des nomades de la forêt colombienne qui sont apparus au monde occidental voilà vingt ans pour fuir un grave péril : la présence dans la forêt des FARC et autres guérilleros de la lutte clandestine. Le parfait mythe du bon sauvage se trouve ainsi matérialisé : les Nukaks vivent dans la forêt depuis trois mille ans et n'avaient jamais rencontré l'homme blanc (qu'ils baptisent le Nukak vert, du fait de la tenue militaire des guérilleros rencontrés!).
Les Nukaks sont décimés. A leur apparition, en 1988, ils étaient environ 1200. Aujourd'hui, moins de 500. L'ONU tire la sonnette d'alarme. A ce rythme, les Nukaks disparaîtront!
Qu'est-ce qui a bien pu provoquer une telle catastrophe culturelle? En premier lieu, les maladies infectieuses, notamment respiratoires. Puis le mal-être. Les Nukas ne supportent plus les camps où ils sont parqués. Ils sont faits pour vivre dans la forêt. Beaucoup se suicident au curar, le poison qu'ils utilisent pour chasser le singe et le gibier.
Les Colombiens se moquent gentiment des Nukaks quand ils les voient déambuler dans la rue. Les plus vicieux essaient de les arnaquer en jouant sur leur naïveté. Les plus compatissants les prennent en photos comme d'inoffensifs extraterrestres débarqués de la planète Jungle.
Pourtant, les Nukaks sont tout sauf des imbéciles. Il suffit d'en regarder un chasser pour comprendre qu'ils ont simplement investi leurs ressources dans un autre mode de vie. Un autre monde, aussi. C'est fascinant, comme les Nukaks dégagent une candeur et une simplicité désarmantes. De parfaits idiots, auraient ajouté sans persiflage Dostoievski et Rosset.
En les voyant, l'Occidental antimpérialiste, qui a lu Levi-Strauss, a mal aux tripes. Je crains fort que la plupart du temps ses réflexes reposent sur le mythe du bon sauvage. Les (très peu) philosophes des Lumières qui usèrent de cette invention le firent bien moins pour défendre les valeurs des indigènes rencontrés au fil des pérégrinations aventurières que pour dresser une satire des travers de l'Occident. D'ailleurs, ils appelèrent leur personnage mythique le bon sauvage. Bon ou méchant, ce dernier n'en restait pas moins sauvage...
Jean de Léry, explorateur protestant qui fuyait les persécutions des catholiques contre les huguenots dans la France pacifique du XVIème siècle, avait toutes les raisons de ne pas participer à l'édification d'un tel mythe quand il découvrit les Tupis du Brésil. Déjà, il lui était antérieur d'au moins un siècle; surtout, Léry avait payé le prix pour relativiser la supériorité de l'Occident.
Les femmes tupis vivaient nues? Voilà qui n'en faisait nullement des débauchées, en tout cas moins que les courtisanes des cours d'Occident richement harnachées! Les Tupis étaient des anthropophages? Et que firent les catholiques lors du siège de Sancerre? Des massacres moins recommandables encore. Sans oublier que les malheureux assiégés en vinrent, avec la famine, à commettre des crimes innommables pour endurer la faim. Où Diderot et Voltaire distinguaient des sauvages, Léry aperçoit des hommes. Diogène en était encore à les chercher une dizaine de siècles plus tôt!
Le vrai problème des Nukaks, ce n'est nullement qu'ils disparaissent en tant que tels. Après tout, la vie est une perpétuelle lutte, dans laquelle les plus faibles périssent. Je n'encourage nullement ce fait avec un cynisme imbuvable - je constate. Les Nukaks sont appelés à disparaître. Je ne demande pas mieux que leurs traditions survivent.
Le vrai problème des Nukaks n'est pas davantage qu'ils signalent la perversité de l'Occident en regard de leur pureté de primitifs n'ayant pas encore accédé aux vices de la civilisation. J'entends d'ici les protestations rousseauistes des romantiques pour qui la société, en particulier quand elle est capitaliste, est le bouillon de culture des vilenies les plus monstrueuses et inhumaines.
Soit dit en passant, Rosset a raison de remarquer que le terme d'inhumain est employé à chaque fois que l'indignation refuse d'admettre la violence qui étreint l'être humain. Ce qui est qualifié d'inhumain est malheureusement bien trop humain...
Les Nukaks signalent la formidable violence qui définit la société mondialisée du troisième millénaire naissant. Le point commun entre la Chine, la France et la Colombie n'est pas la démocratie, c'est le système capitaliste. Le Nukak, avant de comprendre qu'il est à jamais exclu de ce système, en perçoit vite certains avantages indubitables : la médecine, les incroyables techniques, la prospérité inégale, voire disparate.
La violence, voilà le révélateur du monde moderne. Si l'homme moderne n'est pas responsable des maladies qui déciment les bébés nukaks notamment, il lui faut s'interroger sur la disparition qu'il ne manque jamais d'engendrer dès lors qu'il rencontre des valeurs étrangères et différentes. Si son système est si moderne, pourquoi ce désespoir qu'il génère chez les primitifs? Comment expliquer le témoignage de ce jeune Nukak rêvant de regagner la forêt et de retrouver son mode de vie traditionnelle? L'existence en forêt tropicale n'est pourtant pas une sinécure!
Et celle à Bogota? Au sortir de ce reportage, j'ai compris que nos sociétés n'ont nullement supprimé la formidable violence du monde. Elles ont dominé les forces de la nature. Le monde appartient à l'homme de manière incontestée. Par un renversement inquiétant, la violence investie à l'extérieur n'a pas disparu. Elle s'est retournée contre l'homme. La violence n'a nullement disparu. Elle s'est adaptée. Pas le Nukak.
Les hommes de l'ancien système vivaient soudés autour de valeurs pérennes contre les forces hostiles extérieures. Ils pactisaient avec elles et s'arrangeaient pour instaurer un modus vivendi qui préserve la nature. Il est frappant de constater à quel point le Nukak vit en harmonie avec la forêt et ses forces telluriques. Sans la forêt, sa perte est signée. Il le sait. L'homme moderne a oublié cet équilibre primordial. Quand il détruit la forêt avec un aveuglement suicidaire, il ne fait à ses yeux qu'asservir l'environnement à ses besoins immédiats. Il commence seulement à se rendre compte que son système de domination du monde le conduit dans le mur.
L'homme moderne n'est plus confronté à l'extérieur. Résultat? Il se retrouve en guerre perpétuelle contre lui-même. Les Nukaks ne survivent pas dans cette culture parce que le principe fondamental et fondateur de leurs repères tient dans la distinction intérieur/extérieur. Les Nukaks ne sont des naïfs que dans la mesure où ils ne comprennent pas l'abolition de ce repère essentiel. Les Nukaks ne sont nullement des naïfs. Ce sont des partisans du respect cosmique, qui veut que l'homme possède une place à l'intérieur du cosmos et qu'ils ne puissent en sortir impunément. Les dangers qu'encourt l'homme moderne sont plus importants que ceux que promet la forêt vierge. L'extérieur dispense d'un conflit de l'intérieur avec lui-même.
Aux yeux des Nukaks, l'humanité se compose intégralement de Nukaks. Sans l'équilibre fondamental entre les Nukaks et la forêt, l'homme est appelé à disparaître. Il perd le but et le sel de son existence. Il sombre dans la destruction et l'autodestruction.
Je crains fort que le message que délivrent les Nukaks aux modernes qui sauront les entendre ne soit nullement la supériorité de leur monde sur le nôtre - tant s'en faut - ; bien plutôt la démesure de notre système. Tant que ce sera une peuplade primitive ou une espèce en voie de disparition qui en fera les frais (car nous accordons plus d'importance aux orques qu'aux sauvages...), nous ne broncherons pas. Sera-t-il trop tard quand nous comprendrons que les Nukaks annoncent notre disparition à l'horizon du millénaire?
Je ne suis pas un pessimiste et pense que les ressources de l'homme, très impressionnantes, seront suffisantes pour affronter le péril majeur qui le guette. Reste que pour ce faire, il n'est que temps de tirer les leçons de deux mille ans de domination du monde. Le miroir nukak atteste du vrai visage de prédateur de l'homme et des pires instincts qui le traversent de part en part.

3 commentaires:

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