samedi, février 17, 2007

Technique de conserve

Il n'y a pas que les recettes de mère-grand qui sont classées top secret et ignorent délibérément les lois du devenir qui frappent toute chose en ce monde. Le plus grand progressiste de l'humanité, le zélateur enragé de la révolution intégrale, l'apôtre infatigable du changement tous azimuts, cette perle rare parmi les perles, s'effaroucherait jusqu'au pugilat si on lui annonçait que la recette familiale de la tarte aux quetsches, sa préférée, celle pour laquelle il tuerait sans hésiter son père et sa mère, a subi une modification infime : une pincée de cannelle aurait été ajoutée, un soupçon de nougatine introduit!
Si les méthodes de conserve se transmettent de mère en fille, du moins dans les familles de tradition, celles chez qui le terroir prime sur le tiroir (-caisse), il n'en va pas de même de l'approche politique. Le progressiste porte beau depuis le triomphe des Lumières et de la Révolution française. Auparavant, le totalitarisme était indéboulonnable, pour le meilleur et pour le pire. Les Lumières concordent avec l'avènement de la pensée selon laquelle le régime politique en place est susceptible d'évolution. L'Ancien Régime appelle le Nouveau!
Oui, mais - lequel? La démocratie hésitera quelques siècles pour se déterminer entre libéralisme, collectivisme et autres variantes plus ou moins saugrenues, dont certaines générèrent tout de même quelques millions de morts. En attendant que les miasmes du changement décident de la stabilité politique, puisque nous en sommes (encore) là, il est bon de constater que l'homme a estimé pendant des millénaires que l'ordre de la société primait sur les imperfections qui allaient de pair, avec l'idée connexe qu'un excès d'imperfection engendrerait la chute rapide du régime.
La démocratie a introduit l'idée que le changement pouvait améliorer l'ordre imparfait. Ce faisant, elle a engendré pour les bénéficiaires restreints de son idéal un indéniable progrès. La question est de savoir si l'avertissement d'Aristote ne sera qu'un coup d'épée dans l'eau (la démocratie dégénère en démagogie) ou si l'amélioration n'est que passagère et masque la catastrophe.
En tout cas, les millions de morts du XXème siècle sont tombés au champ d'honneur de l'idée qu'impliquait le changement : l'amélioration de l'imperfection laissa miroiter soudain la possibilité de perfection politique pour l'humanité. Autre corollaire d'importance : désormais, le changement supplantait la stabilité dans l'idée d'ordre social. Le risque de désordre, que vérifièrent les expériences nazies, fascistes ou communistes, passait au second plan.
Il est vrai qu'un citoyen français qui serait interrogé sur ses souhaits politiques voterait, avec raison, pour la démocratie libérale et contre la monarchie de droit divin. Je note que la France connut son apogée politique et culturelle sous Louis XIV. Le XVIIème siècle est le siècle d'excellence du goût français, alors que le XXème restera comme celui du goût américain, soit d'un post-Occident où l'économique a supplanté le politique.
Il serait temps cependant de critiquer (au sens étymologique du terme) la manie du changement qui s'est emparée du politique et qui risque fort de ruiner l'effort d'ordre à terme. Car l'ordre ne saurait prétendre à la stabilité que s'il n'oublie pas fondamentalement qu'il s'établit, fort mystérieusement d'ailleurs, à partir du désordre. Tout ordre qui se réclame de fondements stables et pérennes est un ordre bien fragile. Les bons cuisiniers savent trop la part d'impondérable et d'indicible qui préside à la recette réussie pour ne pas se féliciter sous cape de la simple obtention d'une bonne recette. Tant il est vrai qu'il y a loin entre le pro-jet et la réussite culinaire finale!
La politique est un vaste chantier où les cuisines internes (le politicien) le disputent souvent aux actions d'éclat. Le propre des politiciens est de promettre l'impossible, dans l'exacte mesure où ils sont incapables de mesurer la différence entre le possible et le réalisable. Dans les interstices de cette différence majeure, se tapit le changement ou l'utopie. Le changement correspond à ce qui devait arriver, l'utopie, à ce qui devait faillir.
L'altermondialisme dans son ensemble n'adviendra jamais, bien que certaines variantes, souvent remarquables, soient mal reconnues. Quant au nazisme, au stalinisme ou au maoïsme, c'étaient des fatalités qui devaient arriver! L'homme n'a que peu de pouvoirs contre ces grands courants politiques, souvent destructeurs, à l'instar de l'ultralibéralisme contemporain, dont l'essence est précisément de nier le politique pour instaurer subrepticement l'économique. Sans doute le désir de changement incessant découle-t-il lui aussi d'une mode contre laquelle il n'y a rien à faire. Montaigne (je crois que c'est bien lui...) avait raison de souligner que le grand avantage du parti conservateur sur le parti progressiste est, au moins, de conserver les aspects positifs d'un ordre donné. Le changement peut en théorie les améliorer, mais il peut aussi les empirer et ne réaliser qu'avec parcimonie l'adéquation illusoire selon laquelle changement = progrès.

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