lundi, février 05, 2007

La victimisation

Dans l'altercation Doc/Al Atrassi, la moralisation a montré son visage dominant à l'heure actuelle : la victimisation. En Occident, Girard remarque que la reconnaissance du statut de la victime constitue la grande innovation qu'a apportée le christianisme. La victimisation est venue comme une déformation pernicieuse (et perverse) de cette reconnaissance. C'est l'idée formatée selon laquelle certaines catégories de la population sont des victimes quoi qu'elles fassent et quoi qu'elles disent. Il ne s'agit plus seulement de réfuter les boucs émissaires et la fameuse déclaration de Nietzsche : "Périssent les faibles et les tarés" (déclaration remarquable en ce qu'elle s'applique avec une merveilleuse ironie à Nietzsche en premier lieu).
Le but est de rendre certaines catégories inattaquables du fait de raisons qui sonnent comme autant de prétextes. La victimisation fait d'une personne une perpétuelle victime (première abomination) et une personne inattaquable (seconde et plus ridicule abomination). Qu'un aveugle demande à ce que les trottoirs des rues soient équipés de matériels divers lui permettant de se déplacer le plus normalement possible ne ressortit pas de la victimisation.
C'est la reconnaissance bouleversante dont nos sociétés se montrent capables à l'égard des victimes. Le fait de ne plus lapider les mendiants sous prétexte qu'ils seraient responsables de la peste (exemple historique dont la fréquence est attestée par un texte que cite Girard dans Le Bouc émissaire) ou de reconnaître la souffrance qu'encourt un SDF ne constitue pas une dérobade sociale en tant que telle. C'est une avancée radicale. Nietzsche sur ce point s'est lourdement fourvoyé en invoquant Dionysos contre le Crucifié. Son crime philosophique ne fut certainement pas d'être antisémite ou nazi, mais d'avoir défendu l'ancien système religieux et politique qui légitimait la violence comme nécessité inhérente à la structure même du réel. Les nazis ne s'y sont pas trompés, eux qui cherchaient d'illustres exemples pour légitimer leur propre légitimation de la violence comme catharsis morale, politique et ontologique. C'est d'ailleurs en prenant un peu trop au sérieux les rites dionysiaques que Nietzsche se montra conservateur, ce qui n'est pas une insulte.
La persistance de cette pensée fixe et unique selon laquelle les victimes étant inévitables, il faut les accepter sans protester, n'est pas seulement monstrueuse. Des millénaires de coutumes et d'habitudes la valident comme on a validé l'excision. Ainsi de la prostitution qui serait nécessaire et de surcroît bénéfique (parfois!). Accepte-t-on la pédophilie ou l'esclavage au nom des mêmes arguments? Soit dit en passant, il est toujours amusant de constater que les progressistes qui légitiment la prostitution ne se rendent apparemment pas compte qu'ils ne font pas seulement qu'entériner des proposition ultralibérales (le corps est un objet de consommation comme un autre). Ils se montrent (ultra)conservateurs! Il entre apparemment dans le mécanisme du préjugé de se (ré)conforter à partir de la normalité, la tolérance et la modération.
Contrairement à la duplication savamment entretenue, la dénégation du statut de victime à la réelle victime et la victimisation ne sont pas deux processus différents. Ils appartiennent au même raisonnement, consistant à mépriser la souffrance au nom des intérêts supérieurs du réel. J'ajouterai : tant que cette souffrance est supportée par autrui! Le réactionnaire se moque du pauvre au motif qu'il est responsable de sa misère. Il est évident qu'il l'a choisie en débile incapable de comprendre que le travail lui offrait le toit et le Bonheur. La pute est une créature qui aime se faire baiser par des clients à la queue leu leu et qui de surcroît gagne beaucoup d'argent en s'adonnant à la vente de son corps. A chaque fois, le mécanisme de légitimation correspond à la culpabilisation de la victime.
La victimisation, loin de défendre la victime, ne fait qu'afficher en creux le mépris qu'elle lui témoigne, travesti sous les oripeaux de la compassion et de la compréhension tolérante (ce qui rend le crime plus indécelable et quasi parfait, au moins dans l'immédiat). Expliquer qu'un délinquant mérite l'absolution parce que son père est alcoolique et sa mère cancéreuse ne revient nullement à lui porter secours. Au contraire, cette pose morale revient à le mépriser comme un individu condamné du fait de sa souffrance à l'exclusion et à la marginalité honteuse.
Considérer qu'un banlieusard arabe ou noir n'est pas responsable de ses larcins parce qu'il est issu de l'immigration n'est rien de moins que du racisme inversé à l'encontre de populations à qui on dénie le droit d'appartenir à l'humanité (ou à la République, ou à la société). In fine, le procédé constitue aussi un excellent moyen de ne pas affronter les vrais problèmes au nom de motifs moraux dont on mesure d'ores et déjà les intentions politiques constructives.
Dans le débat Doc/El Atrassi, personne ne s'est avisé que la production (Barma, n'est-ce pas...) avait opposé un Arabe à un Noir (désolé pour la catégorisation hâtive et généralisante, car les termes Arabe ou Noir sont des inepties identitaires!) pour reprocher au traître d'avoir rallié la cause UMP. Avec un train de retard, celui d'élites qui vivent dans leur bulle de savon, l'Arabe était venu avec l'étiquette de comique sur le front. Un Arabe de France est soit footballeur, soit comique. Moi, je rends hommage à Rachid Arhab. Comprenne qui pourra!
Le comique arabe possédait le travestissement imparable pour enrober l'agression qu'il perpétrait en toute quiétude. C'était un Arabe. Donc : il n'était pas raciste. CQFD! Ergo, ergo! Sans surprise, il usa de la rhétorique de la prétérition (je ne vous dirai pas que...) pour porter avec plus de cruauté ses coups verbaux (on sait que les paroles font plus mal que les poings). Il n'avait rien contre les gens de droite, mais... Doc avait commis l'irréparable : traiter les délinquants banlieusards de clowns!
Donner du sérieux à l'absurde est une spécialité de la télévision pour masquer les vrais problèmes. En l'occurrence, il serait plus qu'urgent de se demander comment procéder pour que le chômage ou la délinquance des banlieusards, singulièrement ceux issus de l'immigration récente, ne subissent plus les statistiques alarmantes qu'on feint de découvrir depuis les émeutes de 2006. Un Arabe naîtrait-il voleur ou violeur? Ou un voleur ne serait-il qu'un voleur - un violeur, un violeur? La victimisation est le plus sûr moyen de le laisser mariner dans son exclusion crasse!
J'aurais aimé qu'une âme courageuse se dévoue pour rappeler que clown s'appliquait encore plus aux participants de l'émission de Ruquier qu'aux délinquants banlieusards. Naïvement, je pensais que Polac allait frémir d'indignation et de colère rentrée. Mais Polac vient sur les plateaux pour défendre la littérature contre Minc. Il n'a pas compris que la défense de l'artiste contre l'ultralibéralisme impliquait celle de Doc contre Ruquier. Soit dit en passant, l'ultralibéralisme ne peut rien contre l'art, à moins d'engendrer la disparition de l'homme.
Polac aux abonnés absents, dans son numéro de clown grincheux, personne ne broncha. Ruquier allongea même sa plus grinçante mimique pour signifier à El Atrassi qu'il avait fait preuve de courage en s'attaquant à Doc frontalement! Je me figeai, interdit du procédé d'escamotage et de son impudence caractérisée. Quelle bravoure! Quel héros! Oser adresser la parole à la bête immonde! J'essayai de me rassurer. Ce n'était pas envisageable, un Lucchini ou un Dumas allaient réagir devant tant d'abjection! Mais Dumas était occupé à pavoiser en reluquant discrètement ses chaussures vernies. Quant à Lucchini, s'il a lu Céline, il ignore Girard. Il faudra lui proposer dans son prochain spectacle de consacrer quelques épisodes bienvenus au grand anthropologue. Ce sera toujours préférable à la prose-pensée de Valéry (je n'ai pas dit à sa poésie...). Car Girard explique merveilleusement bien comment le bouc émissaire est la figure idéale du coupable et le bourreau celle de la victime, en un retournement hallucinatoire et indétectable.
En l'occurrence, le bourreau correspondait à El Atrassi, le clown vengeur (double de Ruquier, lui-même double d'Ardisson, lui-même double de Barma, elle-même double de la mentalité bien-pensante des élites, dans un exercice de duplication à l'infini) à l'insu de son plein gré. La victime expiatoire est d'autant plus expiatoire qu'elle s'était toujours montrée grotesque - Doc. Les spectateurs, par leurs applaudissements ou leurs lazzis orchestrés, furent les complices du lynchage. La victimisation? Je ne sais pas si Ruquier et sa bande se sont avisés qu'en invitant Doc pour son apologie improbable en faveur de Sarkozy, ils ont accompli un acte fondateur. Certainement pas celui de participer au phénomène de harcèlement qu'engendre le voyeurisme sadique à tendance médiatique.
Pour la première fois, des téléspectateurs étaient confrontés en masse à l'apparition d'un nouveau genre, jusqu'alors confiné à des marges improbables : en ralliant le camp de Sarkozy, Doc a montré de la grandeur sans en prendre conscience. Doc fut minus en chantant les tassepés et le nirvana. Il fut grand en bravant les interdits. Notre antihéros a brisé un tabou, dont on mesure l'imbécillité manifeste en l'écrivant (car les stupidités ressortent avec usure à l'épreuve de l'écriture) : un rappeur noir et antillais peut être de droite! Les élites auraient tant aimé que les rappeurs soient de gauche du fait de leurs origines! Les banlieusards échapperont-ils au syndrome du prolétariat, qui chercha assiatnce auprès du PC avant de virer casaque auprès du FN?
Les critères de hiérarchisation sociale ne sont pas seulement réducteurs - ils se révèlent destructeurs. La victimisation permet d'empêcher l'enfant d'immigré d'être un citoyen comme un autre en l'enfermant sous des étiquettes aussi aberrantes que débilitantes. La meilleure idée qu'ait eu Doc dans sa vie a été de s'engager auprès de Sarkozy.
Je ne participe d'aucun engagement politique et me contente de voter en conscience. Je me borne à constater que Doc est attaqué au moment où il se montre le plus conséquent (ce qui ne signifie nullement qu'il soit dans la vérité politique, quoique la vérité soit dévoilée par le clown). Le moins qu'on puisse prétendre? Certainement pas que l'engagement politique de Doc respire l'originalité ! Simplement, il vaut mieux être sarkozyste que de chanter les stupidités impayables du sous-prolétariat nihiliste. Malheureusement, la qualité dérange quand elle émane de l'inattendu. Où l'on voit que le principal reproche qu'essuie Doc est plus de rappeler l'hypocrisie du système et des gauchistes revendiqués que son sarkozysme proclamé. Si Doc n'était qu'un rappeur ringard et inconséquent, l'indifférence aurait suffi à tancer les miasmes de sa sénilité précoce! Doc rappelle aux gauchistes autoproclamés qu'ils ne sont pas de gauche!
Un des plus sûrs critères qui situe la valeur de ce qu'on énonce réside dans la haine qu'on provoque. Ne nous y trompons pas, aucun sarkozyste de haut vol n'a encouru un tel harcèlement que Doc. Copé, en ministre du budget éclairé, a eu beau prétendre qu'un professeur gagnait 4000 euros en fin de carrière, il est reçu avec savoir-vivre par les journalistes. J'en connais même qui lui font la bise! Nul n'a lynché Devedjian pour son engagement de jeunesse au sein d'une milice d'extrême-droite. Minc mérite bien plus de reproches que Doc. Polac l'a attaqué, nullement méprisé. Al Atrassi, Ruquier ou Polac reprochèrent à Doc de ne pas manier l'argumentation. Je leur signale en passant que Nietzsche la stigmatisait comme signe de décadence. Ce n'est pas parce que Doc ne sait pas argumenter qu'il a tort de signaler qu'un banlieusard peut être de droite comme un gauchiste, un hypocrite. L'argumentation est le vice de la pensée bourgeoise.
Le vrai problème, comme toujours, n'est pas là. La mauvaise foi a le chic pour attaquer là où le bât blesse - et nullement là où se situerait l'erreur. Doc dérange parce qu'il a eu le front et l'affront de quitter la médiocrité artistique (ce mépris qu'ont les élites lorsqu'elles louent les vertus contestataires du rap commercial!) pour afficher sa différence. On ne passe pas à un excentrique que l'on a étiqueté dragueur invétéré et défoncé chronique de faire preuve de sens politique (aussi controuvé soit-il).
Doc affirme un sens en contresens. Surtout qu'en la matière, notre impétrant n'a pas fait les choses à moitié. Après avoir joué le rôle du bouffon mystico-fumeur sur tous les plateaux télés durant des années, il a signé au grand jour le changement des mentalités à l'oeuvre dans la société française, qui veut qu'un Noir ou un Arabe de France soit un citoyen à part entière. Il a aussi signifié au monde que l'engagement politique n'était pas fonction de la couleur de peau. Ni plus, ni moins. C'est peu et c'est beaucoup à la fois. On imagine le concentré de haine affolée qu'a dû susciter chez les têtes pensantes et bornées qui prétendent nous imposer nos modes, surtout de pensée, la révélation fracassante que les jeunes de l'immigration étaient en train de quitter les stéréotypes auxquels on les avait acculés pour revendiquer leur esprit critique et leur humanité. Un homme qui réfléchit est un homme qui dérange. N'est-ce pas, Doc?

3 commentaires:

Voyance serieuse a dit…

Bonjour, j’adore vraiment ce que vous faites je me demande comment j'ai pu rater votre blog.

voyance a dit…

Effectivement! Bon texte, très informatif et explicite! Merci de partager vos conseils.
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Julia a dit…

Merci beaucoup pour ce site et toutes les informations qu’il regorge. Je le trouve très intéressant et je le conseille à tous !
Bonne continuation à vous. Amicalement

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