vendredi, février 23, 2007

Manifeste islamiste

Voici ce que je lis dans Le Monde d'aujourd'hui.

Les jeunes musulmans doivent pouvoir porter la barbe à l'école, les jeunes filles revêtir le foulard islamique pendant tous les cours, y compris ceux d'éducation physique, les étudiants doivent pouvoir être dispensés des leçons d'éducation sexuelle. Telles sont quelques-unes des demandes faites par le Conseil musulman de Grande-Bretagne (MCB), la principale organisation représentative des 1,6 million de musulmans qui vivent dans le royaume.

Dans un document de 72 pages rendu public le 21 février, le MCB demande au gouvernement de permettre aux 400 000 jeunes musulmans d'exprimer plus librement leurs pratiques religieuses dans les écoles publiques, où 96 % d'entre eux étudient. Les autres fréquentent des écoles privées, ou l'une des cinq écoles d'Etat musulmanes. Le MCB regrette que certaines écoles n'aient pas été "réceptives aux revendications légitimes et raisonnables des parents et des enfants musulmans quant à leurs préoccupations dictées par la foi".

Le document du MCB tient à la fois du catalogue de recommandations et du cahier de doléances. Son importance politique découle de l'influence du MCB. Cette organisation, fondée en 1997, chapeaute plus de 400 associations religieuses, culturelles, sociales et professionnelles musulmanes. Elle veut parler au nom de la principale minorité religieuse du Royaume-Uni. Le gouvernement de Tony Blair a fait du MCB son interlocuteur musulman privilégié, notamment depuis les attentats de Londres en juillet 2005.

Le MCB souhaite que garçons et filles puissent exprimer leur fidélité au concept musulman de haya ("pudeur") dans leurs tenues vestimentaires. Les étudiantes doivent pouvoir être coiffées à tout moment du foulard islamique ou revêtir le jilbab, une longue robe qui descend jusqu'aux chevilles. Le MCB ne dit pas un mot du niqab, le voile intégral qui ne laisse apparaître que les yeux. Lors des cours d'éducation physique, le MCB recommande aux élèves de porter un survêtement, et aux jeunes filles de se coiffer du foulard islamique "en le nouant d'une manière sûre".

La mixité doit être exclue des sports collectifs impliquant des contacts physiques, comme le football et le basket-ball. Le MCB demande que les élèves puissent se changer dans des cabines individuelles, et non en groupe, et qu'ils soient dispensés de douche après le sport si celle-ci expose leur corps à la vue des autres enfants, car "l'islam interdit d'être nu devant les autres ou d'apercevoir la nudité des autres". Les leçons de natation enseignées aux garçons et aux filles ensemble sont "inacceptables pour des raisons de décence, aux yeux des parents musulmans".

Si l'école ne peut séparer les sexes, les enfants doivent pouvoir être dispensés de ces cours. Même chose pour les leçons de danse, cette dernière n'étant pas "une activité normale pour la plupart des familles musulmanes". La danse, souligne le MCB, "n'est pas compatible avec les exigences de la pudeur islamique, car elle peut revêtir des connotations et adresser des messages sexuels".

L'éducation sexuelle, obligatoire dans le secondaire, doit, selon le MCB, être enseignée aux élèves par des professeurs du même sexe. Le recours à des objets ou à des "schémas représentant les organes génitaux" pour illustrer des leçons sur la contraception ou sur les préservatifs est "totalement inapproprié, car encourageant un comportement moralement inacceptable". Les écoles doivent prendre en compte "les perspectives morales islamiques".

La publication du manifeste du MCB a suscité une mise au point du ministère de l'éducation. Ce document, a-t-il déclaré, ne cadre pas avec "le code de conduite" officiel en vigueur dans les écoles publiques, et n'a donc "aucun caractère obligatoire". Un porte-parole du syndicat des chefs d'établissement a critiqué "cette liste de demandes" qui risque de provoquer "un retour de manivelle".


Après cette stupéfiante liste de revendications, dont les citoyens britanniques ne manqueront pas de goûter l'innovante nouveauté, il est patent, pour ceux qui en doutaient encore, que l'islamisme (rien à voir avec l'Islam, heureusement) possède une emprise inquiétante sur les conceptions que certains musulmans se font du monde ou de la vie. Impliquer Dieu dans d'aussi nauséabonds caluculs géostratégiques ou politico-politiciens est une supercherie à laquelle je ne me risquerais pas. Tel serait, en effet, le véritable blasphème...
Si l'on ne sombre pas dans le piège des supertolérants de l'Occident, en fait doux moutons serviles fascinés par la violence (ou eux-mêmes violents, ce qui est plus rare), la lucidité élémentaire commande de considérer cette liste de récriminations pour ce qu'elle est. Il est toujours drôle de constater à quel point certains esprits étroits et chagrins se réclament du relativisme culturel pour excuser n'importe quelle différence de coutume. Ces mêmes apôtres du relativisme culturel se rendent-ils compte qu'ils versent dans l'extrémisme pour rapporter tout problème au dénominateur accomodant de la relativité passe-partout? Si le propre d'une convention est d'être arbitraire, il est certain que toutes les valeurs charriées par les différentes coutumes ne se valent pas. Aucun individu sain ne se risquerait à encourager la pratique de la pédophilie ou de l'excision. Ce sont pourtant des coutumes répandues et approuvées dans certaines régions du globe.
Où l'on voit que la fameuse pensée de Pascal ("Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà"), elle-même inspirée de la lecture de Montaigne, trouve sa limite dans le réel... et dans Montaigne lui-même! C'est un fait de remarquer, avec justesse, que la justice n'est pas de ce monde et qu'en conséquence aucune loi ne saurait se réclamer d'un fondement objectif et scientifique. C'en est une autre de déduire de cette relativité que toutes les lois se valent et qu'aucun jugement ne peut en départager la valeur (variante culpabilisatrice : au nom de la critique pertinente de l'esthnocentrisme, on réhabilité toutes les coutumes qui ne sont pas occidentales).
Il est des coutumes simplement différentes - je veux dire équivalentes. Manger avec ses mains ou avec une fourchette, la pratique ressortit de la différence simple et équivalente! Idem pour les coutumes vestimentaires : est-il préférable de se vêtir d'un jean que d'une djellaba ou d'un boubou - par exemple? Les choses se compliquent quand on aborde le sujet du voile. A en juger par l'ampleur de la polémique, ce n'est pas la même chose de se vêtir d'un pagne ou d'un voile.
L'uasge du premier vêtement découle d'une coutume simplement arbitraire, le recours au second possède un sens manifeste. En l'occurrence, il s'agit de signifier que la femme doit se cacher le visage (plus ou moins) et se dissimuler le corps (là aussi plus ou moins) pour ne pas éveiller le désir masculin. Cette théorie n'est nullement spécifique à la pensée islamiste (les sectateurs qui se fondent sur l'Islam pour légitimer leurs réclamations sont des surinterprètes, soit des traîtres).
L'Occident (notamment) s'est trouvé confronté à ce type de proposition morale et y a répondu depuis longtemps. C'est dire que les islamistes, s'ils surfent sur la vague embarrassante de la différence et, bientôt, du racisme, en cas de désaccord, sont les modernes représentants d'une conception vieille comme le monde.
Problème : si la séparation des sexes, le voile et consorts, sont des réclamations antérieures à l'Islam lui-même, également au monothéisme, leur imputer une origine divine relève d'un fantasme particulièrement fallacieux. L'histoire (élémentaire) de l'Islam révèle que ce genre de revendications est particulièrement prégnante depuis que la colonisation a menacé avec tant de violence l'identité musulmane (identité multiple et éclatée). On remarquera d'ailleurs que les moeurs varient selon les traditions et que le voile se porte différemment, voire pas du tout, selon que l'on se trouve en terre chiite, chez les wahhabites saoudiens, les conservateurs marocains, les syncrétiques indonésiens.
Autre problème : Montaigne a édicté, avec sa sagacité coutumière, le grand critère qui permet de départager le bien du mal en matière de valeurs. C'est la violence. L'excision est violence et, à ce titre, ne constitue pas une coutume bénéfique, quelles que soient les bonnes raisons qui ont présidé à son évènement et sa perpétuation. Au passage, je remarque que le principal motif qui explique l'extrême difficulté à délimiter la ligne de partage entre ce qui est bien et ce qui est mal tient surtout à l'absence de fondements moraux. Toute valeur, même la plus abjecte, possède d'excellentes justifications pour légitimer sa validité. Le nazisme ne prétendait-il pas sauver le Reich de la catastrophe? Kant n'a-t-il pas montré que l'existence de Dieu ou sa non-existence se démontraient tout aussi rationnellement ?
Cette difficulté à édicter la fragile et ténue ligne de démarcation se renforce d'autant d'impuissances rationnelles que la valeur se présente sous un visage ambiguë. Face à l'excision, l'opposition à la violence permet d'opposer une interdiction forte et dont les fondements sont précis et incontestables. L'excision n'est pas défendable, pas plus que la prière n'est condamnable - à moins d'appartenir à une clique d'athéisme extrémiste et forcenée. Comme par hasard, les islamistes, qui savent très bien ce qu'ils font, interrogent les fondements trop humains des lois occidentales sur leurs positions ambiguës. S'ils revendiquent le port du voile à l'école ou l'interdiction de la mixité dans les piscines, ceux qui se risquent à prôner la lapidation des femmes adultères sont beaucoup plus rares. C'est qu'ils savent d'avance qu'il est plus malaisé de démontrer la violence tapie au coeur du voile que celle qui préside à la lapidation.
Selon Cornelius Castoriadis, et peut-être avant lui d'autres esprits plus illustres, la démocratie athénienne traduit la mutation qui traverse l'institution des lois. Auparavant, les lois humaines avaient besoin de la caution divine pour trouver leur légitimité et leur sens. A partir de cette (rév)évolution capitale, les hommes assument leur rôle de fondateurs à l'origine de leurs propres lois. Ainsi Solon décréta-t-il, avec une sagesse qui fit sa réputation postérieure et proverbiale, que les classes moyennes étaient le ciment de la société.
Cette innovation fait la force et la faiblesse de la loi. En perdant la caution divine, la loi gagne en faculté d'adaptation. Il est certain que l'islamiste persuadé que le port du voile a été révélé par Allah à Mohamed (je schématise) ne saurait changer de conception, y compris si de sérieux doutes l'assaillent. Au contraire, le rationaliste critique se fonde sur l'expérience et les résultats qu'elle produit pour juger de la valeur d'une loi ou d'une coutume sur une autre. C'est sans doute ce qui explique les changements intervenus dans le monde chrétien des Lumières, de l'humanisme et de la Renaissance concernant le politique (avec la démocratie ou le féminisme).
Les avancées qu'a produites l'esprit critique discréditent moins l'existence de Dieu que son intervention dans les affaires humaines (par le biais de la révélation, qui, de toute manière, pose le problème de sa compréhension et de son contexte). L'expérience ne remplace pas la certitude. Le rationaliste ne peut pas substituer avec avantage à l'impressionnante caution divine sa bonne foi critique. Il pourra mettre en avant les résultats positifs de la démocratie sur la société pour arguer de la supériorité de son modèle politique. Mais l'islamiste (notamment) aura beau jeu de lui rétorquer que la différence est la différence, et qu'en l'occurrence, cette différence émane de Dieu. Rien de moins!
Je soupçonne fortement ce type d'entêtement fanatique de découler du besoin de certitude que n'autorise nullement l'esprit critique. L'homme critique ne fonde la certitude sur aucun fondement. Le sens est toujours relatif à une situation. L'homme est la mesure de toute chose, a énoncé Protagoras. La reconnaissance de l'incertitude n'est pas l'apologie du chaos et de l'anarchie.
Ce serait plutôt le contraire : la reconnaissance du chaos originel (le désordre précède l'ordre) permet l'édification de l'ordre humain le plus pérenne. C'est du moins ce que semble signifier le progrès des sociétés critiques. A l'impossible nul n'est tenu! Si l'esprit critique augura de la possibilité de progrès substantiels, il ne garantit nullement le passage de l'imperfection (même pérenne) à la perfection. Ainsi que le remarque le père du libéralisme classique, Adam Smith, la rationalité n'est pas capable de réguler la complexité abyssale d'une société humaine.
C'est à cette nécessaire imperfection que recourent les contestataires de tous poils pour valider leur alternative. Comme le remarque Clément Rosset dans un entretien accordée à Lire, les progrès des sociétés humaines ne porteront jamais que sur l'éclairage municipal ou la guérison du cancer - jamais sur la mort ou le temps. L'efficacité des traitements thérapeutiques représente une avancée décisive, surtout pour les malades, mais la donne ne change pas l'essentiel, sur lequel portent le besoin forcené de certitude et de perfection.
Malheureusement, la quête de certitude implique l'illusion forcenée. La désillusion engendre l'incertitude. Les islamistes ne sont que le symptôme d'une époque qui a assassiné Dieu (voir Nietzsche) et ne l'a jamais remplacé. Les islamistes proposent de la certitude en échange de la restauration du Dieu de leurs traditions, le Dieu garant de l'ordre et du sens en échange de la violence comme phénomène du bouc émissaire.
C'est tout le problème de la modernité : d'avoir remplacé l'ancienne violence par une nouvelle, plus diffuse, qui correspond à la concurrence poussée à son paroxysme et dans ses retranchements (le capitalisme comme alternative au totalitarisme de droit divin, si je puis dire). Ce n'est pas le lieu de décider ici de l'alternative la plus performante sur le long terme. Car s'il est certain que l'ordre démocratique a apporté une amélioration perceptible à court terme, il n'est pas certain que ce modèle soit viable sur la durée. Il n'est qu'à constater les résultats écologiques inquiétants auxquels le capitalisme de masse a accouché pour constater que la mondialisation exige de substantielles changements de direction politique.
Évidemment, la question du voile ou de la mixité que posent les islamistes porte en elle les germes du décalage réactif. Car l'Occidental contemporain ne peut comprendre la résurgence de valeurs qu'il a combattues et dont il mesure la nocivité rétroactive et quasi anachronique. Il est évident que le voile, ce fameux concentré rance de polémique, ce télescopage entre l'ancien et le nouvel ordre, traduit la volonté de cacher l'identité (le visage) de la femme au motif qu'elle doit être protégée et que son honneur réside dans sa pudeur.
Il serait intéressant et instructif de mesurer le détournement permanent de concept que l'islamisme instille. Fort d'une rhétorique bien connue, il s'agit de conférer une connotation positive (pudeur par exemple) à un phénomène nettement moins glorieux (la pudeur excuse le machisme), qui tient dans la légitimation de la violence bouc émissarisée. L'imperfection du désir trouve son exutoire providentielle. Sa part de violence rejaillit sur la femme, qui n'est autre dans la situation de conflit que le bouc émissaire à l'incompréhension entre les sexes (que d'autres, à l'instar de Nietzsche, nommèrent guerre entre les sexes non sans quelque raison).
Le voile résout le problème du désir par la bouc émissarisation de la femme, soit du terme le plus faible (dans l'immédiat!) de la relation. Les velléités de réglementation prohibitionniste en matière de mixité (les hommes avec les hommes, les femmes entre elles) participent de la même conception. Nul besoin d'y revenir. Où l'on voit que le débat que pose l'islamisme n'est guère porteur d'intérêt et de nouveauté pour le débat moderne et l'adaptation aux défis du futur. Tout son intérêt tient dans le problème de la certitude qu'il pose en interrogeant les fondements fragiles de la raison. Il va falloir que l'homme moderne remplace l'assassinat de Dieu, ce fondement atavique et multimillénaire, par l'adjonction d'un sens équivalent, adapté aux préoccupations de l'époque. La vérité n'est pas morte. Plus que jamais, sa crise provisoire révèle l'ampleur de sa profonde mutation.

1 commentaire:

rosi a dit…

Merci pour ces bons moments sur votre blog. Je suis souvent au poste pour regarder (encore et toujours) ces merveilleux articles que vous partagé. Vraiment très intéressant. Bonne continuation à vous !

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