mardi, mars 06, 2007

Sexe et consentement

"Ce pouvoir qu'ont les mots de tenir à distance les vérités les plus éclatantes."
MARCEL AYME, cité (de mémoire) à maintes reprises par CLEMENT ROSSET.

C'est avec une certaine irritation que j'ouvre le Philosophie magazine de ce mois, dont la une est consacrée au sexe et à la morale. Une nouvelle approche, qu'ils disent! Pour les questions tournant autour du sexe comme du pot, je suis loin d'être spécialiste et différerai de donner mon avis, même si j'ai l'impression que la modernité aimerait faire accroire (à elle-même) que la libération (terme positif s'il en est) du sexe va de pair avec le fait de tout consentir. Moi qui croyais que la liberté différait radicalement et précisément de la démagogie, je constate que ce que le moderne nomme libération s'apparente en fait à un redoutable tabou (traquenard) culturel : sous prétexte de se décoincer des anciens et inutiles interdits, de rompre avec l'homophobie et autres discriminations graves, on en arrive à croire que le remède est aussi simple qu'une lettre à la poste et se ramènerait à une permissivité totale.
Je remarque que le laissez-faire renvoie, précisément, à l'adage des libéraux les plus fanatiques et qu'il serait temps que les partisans du laissez-faire sexuel se déterminent à paraître pour ce qu'ils sont vraiment : des ultralibéraux du sexe. Qu'ils cessent de jouer aux chauves-souris de la fable! La chair est triste quand on prétend la réduire à un ensemble fini d'organes dénués de sentiments. Le désir, qu'on le veuille ou non, n'est pas réductible à un objet fini, sans quoi le désir consumériste n'est plus du vivant et du réel, mais une simplification abusive et hâtive de réel.
C'est d'ailleurs le triste privilège de la modernité que d'avoir engagé un gigantesque effort pour réduire le réel aux bornes limitées du sens. Résultat des courses : le réel est devenu aussi définitif que définissable - et il ne ressemble qu'à une chose informe et absurde dans laquelle l'homme se débat avec désespoir. Le réel est haïssable? Le monde court à sa proche perte depuis que l'homme, cet animal du sens, a entrepris d'en réduire les contours à ceux de son entendement.
Il est curieux de remarquer que la dérive économique actuelle du politique (le fait d'abandonner les prérogatives pour laisser croire que les échanges quantifiables vont résoudre nos problèmes) engendre de véhémentes et souvent fondées protestations. En revanche, le sexe est tellement tabou qu'on n'ose se récrier devant les assauts de l'ultralibéralisme sous peine de passer pour un horrible moraliste coincé et frustré.
Le sexe se résumerait-il à l'expérience de la pornographie? Peut-on critiquer la pornographie sans réclamer la peine de mort contre les homosexuels? L'article que Philosophie magazine consacre à la prostitution m'intéresse vivement, puisque je m'occupe de la délégation locale d'une association internationale de lutte contre les violences et d'aide aux personnes prostituées. Il se trouve qu'avec six ans d'expérience, je commence à avoir quelque connaissance du milieu de la prostitution...
Horreur! Je constate que le seul article consacré à la prostitution est signé par Iacub... Ce n'est bien entendu pas un parti-pris de la rédaction, car chacun sait que les positions réglementaristes de Iacub ressortissent de la vérité irréfragable! Élémentaire, mon cher Watson! La moindre des corrections intellectuelles serait de prêter la parole à un intervenant plus neutre et d'écouter les vrais spécialistes du milieu de la prostitution qui constatent de visu les ravages de la prostitution sur les personnes - et pas seulement sur les corps. Du moins aurait-il été moins partial d'entendre un autre point de vue... Apparemment, Iacub fait autorité sur ce point, puisqu'elle s'impose comme la seule voix et le héraut de la modernité (bien entendu, elle se réclame de la subversion et clame à qui veut l'entendre qu'elle défend le point de vue minoritaire, mais juste!).
Il est toujours décourageant de constater que des raisonnements impeccables conduisent aux absurdités les plus incoulables. Ainsi des communismes qui étaient censées, rappelons-le, nous assurer le Bonheur, la Perfection sociale et le Progrès conjugués. Avec le résultat mirobolant que l'on connaît! En matière de prostitution, les tenants du réglementarisme délégitiment la réflexion et la philosophie à la mode si cette dernière lui laisse la parole sans s'interroger sur la pertinence de ce qu'elle avance un peu hâtivement. En l'occurrence, que le rédacteur en chef de Philosophie magazine consulte les rapports parlementaires accablants en provenance d'Allemagne et des Pays-Bas avant de confier la parole à une juriste si irresponsable qu'elle supprime les problèmes existants au lieu de les poser!
Ce n'est pas le consentement que Iacub interroge, mais la duplication fantomatique entre prostitution et esclavage. Il y aurait une prostitution libre! Bien entendu! Le vrai objet du délit moral est de donner à croire que le rapport sexuel est quantifiable et réductible à une poignée de billets! Le sexe est un organe indépendant du cerveau! L'on consent au sexe sans que cet acte implique des sentiments fort complexes! Telle est l'une des absurdités incoulables que les tenants du libéralisme le plus sauvage et le moins critique réservent au quiddam, avec l'aveuglement qu'accordent les points de vue les plus absurdes sur le sexe, dans la mesure où la sexualité ne s'est nullement libérée, mais pornographisée. Sous-entendu : toute la violence que charrie le sexe, toute son imperfection forcément dérangeante sont dus à un excès de réglementation. Par conséquent : dérégularisons sans rechigner et l'orgasme libérateur sera au coin du feu!
Malheureusement pour ces piètres anthropologues, qui révèlent au passage le simplsime périlleux de leurs conceptions du désir, du sexe et de l'amour (oh, le vilain gros mot!), c'est l'inverse qui est vrai... De la même manière que l'on ne saurait tuer impunément (allez demandez à Dostoievski pourquoi tout crime implique son châtiment!), l'on ne peut contracter de relation sexuelle sans qu'elle recèle des répercussions sur la personne en général. C'est fatigant, de ressasser des évidences contre les arguties d'esprits boiteux...
Où mènent les sentiments? Certainement pas au monde fini que l'on nous vend comme le succédané de réel effectif! Le réel est tout sauf du fini! Le fini n'est qu'une approximation commode à condition qu'on ne la prenne pas pour une lanterne magique et translucide! Une citrouille considérée comme un carrosse de rêve ! La pauvre Iacub croit innover, à la pointe du toujours plus!, slogan du Progrès éhonté, alors qu'elle ne fait que révéler la pauvreté en sentiments (la vraie pauvreté) que révèle son expérience sexuelle : "On sait bien ce qu'une femme ressent lorsqu'elle couche avec quelqu'un : elle donne son âme et ne peut donc pas donner quelque chose qui puisse être détaché d'elle-même", vitupère et dénonce la féministe Iacub (on comprend que certaines féministes allemandes puissent militer en faveur de la prostitution au nom du droit des femmes à disposer librement de leur corps...).
Nul besoin de poursuivre au-delà de cette étonnante confession le débat avec cette réglementariste qui ne veut pas dire son nom et aimerait tant qu'esclavage et prostitution fassent deux : Iacub brûlerait que le sexe soit détaché de la personne, qu'on puisse faire du sexe comme du tennis. Malheureusement, je rappellerai aux oreilles des distraits (car il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre...) qu'on ne fait jamais du tennis impunément - sans casser des oeufs et des raquettes. En la matière, il se pourrait que le sexe implique de la vie des mécanismes autrement plus fondamentaux que ceux mis ici en avant avec une soif de réduction étonnante.
Vouloir faire du sexe quelque chose d'extérieur à la personne, bientôt à la vie, est une absurdité qui vire au monstrueux quand on l'applique avec rigueur. La vérité? Comme toujours, elle est simple, redoutablement simple. La prostitution est une activité criminelle dont le but est de générer de l'argent hors des circuits de production du travail. La prostitution réalise ce miracle proche de l'alchimie de produire un maximum d'argent sans que le profit s'accompagne d'un iota de production, ni pour le producteur, ni pour la société. A moins de considérer qu'une once de sueur, quelques giclées de sperme et une éjaculation dénuée d'étreinte équivalent à une production valable.
Que tous ceux qui considèrent que la prostitution devrait être un métier comme un autre se prostituent séance tenante : ils gageront ainsi plus d'argent qu'en travaillant dans des métiers classiques. Il se pourrait aussi qu'ils charrient quelques proxénètes et quelques (sévères) déconvenues, mais c'est une autre affaire (qu'ils refusent bien entendu d'affronter)... Que Marcela Iacub affronte la réalité du trottoir, puis de la chambre d'hôtel, enfin d'une passe de call-girl avec un milliardaire sur le retour, et nous écouterons ce qu'elle a à nous dire! Ding Dong Theory!
En attendant, nous ferons entendre notre modeste, mais solide expérience au milieu du brouhaha des théories fumeuses et des pédants intellectualistes. La vérité? Encore? La prostitution est le lieu rêvé de l'argent facile, soit le théâtre des opérations de la mafia classique. Drogue, armes, femmes, le vieux tryptique... Evidemment, cette conception est moins romantique, moins sophistiquée, moins fashion-brain que les envolées de Bruckner. Sauf qu'il vaut mieux être contre l'intervention en Irak et contre le réglementarisme que de se placer du côte de la violence et de la force ! Je n'accepterai que l'on légalise la prostitution que le jour où l'on légalisera la drogue. A quand la possibilité de vendre du crack dans des bureaux de tabac pour des amateurs hyper-consentants de délires hyper-psychédéliques?
A défaut de consentance, une once de conséquence! Une seule seconde! N'oublions pas que la prostitution engage la pensée dans son ensemble (et pas seulement telle dérive marginale d'un clientélisme qui tait son nom) : car s'engager en faveur de la prostitution implique ni plus ni moins que l'on milite en faveur de la philosophie nihiliste en vigueur. Sur ce point, Iacub a (pour une fois) raison : "Un débat rationnel sur la prostitution ne peut pas porter que sur la prostitution". Ni même sur le sexe, le désir, le consentement - ou que sais-je? Nous voilà fixés.
Pour Iacub, cette éminence noire introduite dans toutes les salles de rédUction, l'homme est un objet comme un autre et le changement de la société (changeons!, changeons!) doit épouser les contours de cette donne. Répétons-le jusqu'à satiété, martelons-le avec vigueur, l'homme n'est pas un objet, pas plus que le réel n'est fini. Et que l'on ne me serve pas la vieille soupe, l'antienne-rengaine du croquemitaine, selon laquelle si Dieu n'existe pas - si les fondements sont inexistants -, tout est permis. Le néant n'est certainement pas le nihilisme!

J'ai envoyé ce mot au rédacteur en chef de Philosophie magazine :

Monsieur,
Je me permets de vous faire part de ma stupéfaction à la lecture du numéro 7 de votre magazine. En effet, dans votre dossier consacré au sexe et à la morale, vous traitez de l'épineux sujet de la prostitution en ne donnant la parole qu'à ... Marcela Iacub !! Dois-je en rire ou en pleurer? Allez, je choisis le parti de Démocrite!
La moindre des choses aurait été d'entendre un point de vue contradictoire pour que le lecteur soit en mesure de considérer à quel point les arguties de Iacub sont fallacieuses et contredisent le réel avec insolence (et cupidité). Un point de vue réglementariste aurait ainsi pu être complété par un point de vue abolitionniste (plus modéré et nuancé par définition).
Je ne comprends pas pourquoi il est à la mode de donner avec un systématisme troublant la parole à des personnes qui, non seulement posent mal le problème, mais de surcroît sont loin de se montrer impartiales. Il va sans dire que je n'aborde pas le problème de fond, sur lequel pourtant j'aurais tant à dire - et sans intellectualisme... Le caractère discutable du choix éditorial suffit.
Bien cordialement,
Koffi Cadjehoun
Responsable de la Délégation d'Eonville
P. S. : j'ai rédigé une note sur ce blog : http://autourdureel@blogspot.com

Voici ce qu'il me répond :

Bonjour,
C'est avec beaucoup de curiosité que j'ai lu vos courrier et blog, et vous remercie de l'intérêt que vous portez à Philosophie Magazine.
Un mot sur l'orientation générale du dossier : il s'agissait pour nous de présenter, en 16 pages, une école de pensée, encore peu connue dans le débat français. Ces philosophes qui travaillent sur une éthique sexuelle d'inspiration anglo-saxonne sont en effet en rupture, tant avec l'anthropologie, la psychanalyse que la pensée d'un Michel Foucault. Pour autant, Marcela Iacub y occupe une position particulière et assez extrême. Jamais nous ne suggérons que cette approche épuise le sujet de la sexualité, qu'elle est la seule ou la meilleure possible. Cependant, elle présente un caractère de nouveauté (une quinzaine d'années pour les travaux les plus anciens) et est suffisamment cohérente pour mériter un dossier.
Sur le cas particulier de la prostitution, vous avez raison de pointer le caractère théorique de la vision de Marcela Iacub. Elle ne s'intéresse en effet qu'à une question : pourquoi l'acte sexuel, légal quand il est gratuit, devient illégal quand il prête lieu à rémunération ? Sa distinction entre prostitution et esclavage clarifie un peu sa position (voir également son intervention dans le Monde sur le sujet à l'automne). On ne peut pas dire que Marcela Iacub connaisse le sujet, dans le sens où elle n'a aucun contact avec le terrain : elle en fait un problème abstrait. Je comprends que cela vous irrite.
Le débat n'est évidemment pas épuisé en un dossier, ni en un seul numéro, et nous aurons l'occasion de continuer à traiter de sexualité dans l'avenir, avec d'autres points de vue et d'autres intervenants.
Bien à vous,
Alexandre Lacroix.

Et voici ma réponse à la réponse :

Je ne suis convaincu qu'à moitié par vos explications, tant cette "école de pensée" (laquelle?) me semble plus un symptome qu'un réel approfondissement de la pensée morale.
J'en veux pour preuve cette phrase que vous proposez comme résumé de la démarche de Iacub : pourquoi l'acte sexuel, légal quand il est gratuit, devient illégal quand il prête lieu à rémunération ? La réponse me paraît tellement simple que je ne peux pas ne pas soupçonner d'autres intentions, nettement plus mercantiles, pour expliquer sa prise en considération "philosophique". Quant à la réponse? Parce que l'homme n'est pas un objet!
Qu'est-ce qu'un homme? Je crois que dans une certaine tradition philosophique, une assemblée de philosophes déclencha les railleries de Diogène pour avoir défini l'homme comme un bipède sans plumes (pardonnez ma mémoire défaillante et lacunaire si c'est le cas).
Je ne me risquerai certainement pas à proposer une définition de l'homme, mais je juge que les tentatives de Iacub sont non seulement tout aussi ridicules, mais aussi dangereuses (où l'on constate que le ridicule peut aussi tuer, à l'occasion). Prétendre qu'un homme puisse être traité sans dommage comme un objet sexuel, en toute impunité, n'est rien d'autre que le prétexte pour légitimer le mercantilisme sexuel, tant il est vrai que l'objet peut se consommer - pas l'homme. On commence donc par expliquer que l'homme peut, à l'occasion se réduire à un objet, avant de décréter, ergo, ergo, que l'homme est un objet. N'est-ce pas alors la définition (et la légitimation) de - l'esclavage?
Les idées ne sont pas innocentes et sans application pratique! Ce sont toujours elles qui fondent l'action humaine, pour le meilleur et pour le pire. En l'occurrence, je crains fort que ce ne soit pour le pire et que l'innovation soit criminelle et monstrueuse...
Bien cordialement.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci! Merci de dire si bien ce que je pense.
Je participe à un groupe de discussions d'abolitionnistes et je relaie votre texte.

Voyance gratuite serieuse a dit…

Je suis passée faire un tour sur ton site. Continue! Peux-tu me mettre en partenaire car je t'ai mis sur mon site.

rosi a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.