samedi, mars 10, 2007

L'aveu d'un veau

Décidément, le dernier numéro de Philosophie magazine, magazine que j'estime assez, recèle des trésors de bêtise. Après Bouvard-Iacub, je tombe sur un article de Pécuchet-Enthoven. Non pas Jean-Paul, l'éditeur de Onfray et l'ami intime de BHL. Raphaël Enthoven, son fils et digne héritier, Normalien, agrégé de philosophie, journaliste-présentateur des défunts Commentaires , désormais du Rendez-vous des politiques, toujours sur France Culture, professeur à Sciences politiques, mari de la top-chanteuse Carla Bruni, j'arrête là ma longue litanie de mérites indiscutables aux yeux de la réussite calibrée...
Que lis-je? (Raphaël) Enthoven, en bon rebelle modèle, participe de la mode éditorialiste qui consiste à condamner le blog au nom des hauts principes de la noblesse d'âme. Faudra-t-il rappeler que la vraie noblesse d'âme se moque de la noblesse d'âme? Enthoven l'érudit nous livre sa savante analyse de Narcisse, avec condamnation de Rousseau et glorification de Montaigne au prévu programme.
Écoutons (Raphaël) Enthoven. Qu'est-ce qu'un blog? Enthoven junior nous l'apprend sans coup férir. Quelques citations en sautant. "Ça y est, tout le monde fait blog". "Le blog? Le patronyme d'un rôt". "Quand on monte un blog, on se déshabille, on se raconte, on se peint sur la Toile... mais à la différence du romancier, le bloggeur ne s'expose jamais". Le pire : le blogueur serait mû par "le sentiment d'être utile (ce qui est rarement le cas)". (Raphaël) Enthoven croit se moquer des perles collectées sur les blogs sans se rendre compte que celles qu'il dispense sont plus rutilantes encore... L'apologue de la paille et de la poutre, en somme...
Le reste de l'article est tellement mauvais que je renonce à le citer. Au lecteur d'en juger. Au passage, (Raphaël) Enthoven cite Rosset à foison. Le compliment me fait plus tiquer que les maintes moues de dédain qu'accueille d'ordinaire la mention de Rosset. Car la principale objection contre l'oeuvre de Rosset tient dans le fait qu'elle suscite des lecteurs de l'acabit de (Raphaël) Enthoven. S'il est excellent de susciter des émules divers et variés, il n'est jamais bon de recueillir l'assentiment de précieuses ridicules...
On n'est bien sûr pas responsable de ses lecteurs (de tous, moi le dernier), mais de là à subir de telles élégies d'hérésies et d'éloges... Il est malheureux de constater à quel point la conjonction de l'élitisme (tendance aristocratie napoléonienne) et de la mode accouche de souris sans portée comme (Raphaël) Enthoven. La lignée Enthoven serait-elle l'incarnation moderne, la réduction archétypale, d'un certain narcissisme parisianiste qui tait son nom et s'en prend à un alibi (le blog) pour n'avoir pas à affronter son vrai ennemi : soi-même? Où l'on voit que les contempteurs du narcissisme en sont ses plus sûrs représentants.
Pauvre (Raphaël) Enthoven, qui commet Un jeu d'enfant et se permet, dans ses tribunes, de déblatérer contre la médiocrité nouveauté, celle postmoderne, celle qui lui échappe et l'insupporte! En lisant Enthoven, j'ai l'impression de subir la réduplication hallucinatoire, quoique double de proximité, des seventies figures de la philosophie. Décalque de BHL en plus récent : Brutus Homo-Lubrique en somme, notre penseur de salon suit les traces de son petit maître post-marrakchi.
Que dire à la lecture de cette polémique de (ca)fard, cette entreprise de fuite et d'oubli? La triste vérité, c'est que les temps ne changent guère et que (Raphaël) Enthoven dénonce d'autant plus les traits du narcissisme contemporain qu'il est lui-même le plus grand de toutes ses productions. Prisonnier de son piège, de la fine fleur de sa beauté éthérée de fils prodige, il aimerait en somme s'en faire le critique lucide et patenté. Quel est le propre du narcissisme? Critiquer le mythe, avec l'empressement du pompier pyromane! Plût au Ciel que (Raphaël) Enthoven ait dérivé vers la figure rédemptrice du fils prodigue... Fils à papa, le double du père vous condamne aux impairs. Je passe et dribble l'impasse.
Laissons-là (Raphaël) Enthoven, qui est à la nécessité ce que le blog est à Internet, prisonnier d'une toile ô combien plus pernicieuse, celle de l'identité frelatée, et examinons cette propension que manifestent les élites parisianistes à dénigrer Internet et le blog. Après tout, si l'on n'aime pas le principe du blog, rien ne vous empêche de déserter ses méandres innombrables et d'y préférer d'autres (pré)occupations. Ce n'est donc pas le blog qui insupporte Enthoven Jr., mais toute forme d'expression qui échappe au contrôle des mimes du pouvoir, de ces intellectuels contestataires dont on connaît trop bien le tonneau millésimé et frelaté. (Raphaël) Enthoven appartiendrait-il à la catégorie délectable des maîtres-censeurs?
Je commencerai par observer que ces esprits futiles, dont le brillant accouche du clinquant, font d'autant plus assaut de socialisme à la française, de gauchisme critique et nuancé, qu'ils sont en fait les produits de l'aristocratisme le plus funeste. Soit le principe selon lequel le seul mérite ressortit des titres de gloire dont ils se targuent avec la bonne foi du marchand de canons ou de tabac. C'est une chose que de s'en prendre à l'erreur, c'en est une autre que de couvrir d'imprécations les éléments du réel qui échappent à votre petit pouvoir de marquis omnipotent et plénipotentiaire de la Cour parisienne! Le principal mérite du blog est de permettre un expression démocratique, en ce qu'elle n'était pas prévisible. Que les blogs deviennent l'apanage des nantis, et notre Cassandre caustique serait comblé d'aise! Les précieuses ridicules ont ceci de ridicule qu'elles révoquent la préciosité au nom de leur bon goût patenté!
C'est sans doute les racines du mal, celles qui perturbent les tenants de l'ordre figé selon lequel le critique et l'éditeur sont des passages obligés pour le romancier. On remarquera d'ailleurs que le hautain Enthoven, ce néo-Bourbon déçu par les efforts conjoints de la Révolution et du maccarthysme, établit une distinction oiseuse entre le romancier et le bloggeur. Il est intéressant de constater le nombre florissant de progressistes déclarés qui s'opposent avec grandiloquence et outrance à toute innovation.
C'est pourtant ce qualificatif qui définit le mieux le blog - et Internet. Une fois de plus, une fois de trop, l'expression moderne du changement subit les essentialisations prévisibles des caciques casuistes, qui aimeraient que la spécificité du blog, la dégénérescence de la forme idéale et passée, s'oppose aux moyens d'expression véritables, ceux confirmés par le passé, alors qu'elle n'en est que le prolongement et le renouvellement. Faut-il chanter avec Brassens que le temps ne fait rien à l'affaire? Ou constater avec placidité que le blog est à l'imprimerie ce que Gutenberg fut au parchemin? Bon an, mal an, le blog ne mérite pas ces réfutations en bloc. Pour le meilleur et pour le pire, ce bon vieux blog, en continuateur contraint de l'expression humaine, possède ses qualités et ses défauts.
On sait les reproches innombrables qu'encourut l'imprimerie lors de sa diffusion balbutiante. Pourtant, l'apport de Gutenberg (et d'autres) est évident : à en croire Wikipédia, "l'imprimerie provoque ainsi une révolution culturelle : le livre est rendu public, dans les villes commerçantes et universitaires les ateliers d'imprimerie se multiplient ainsi que la production des livres. Cette révolution s'étend à toute l'Europe surtout en Italie et aux Pays-Bas, de 1450 à 1500, vingt millions de livres sont imprimés. Grâce à cette explosion culturelle, le savoir n'est plus réservé aux clercs. L'accès plus facile à la connaissance développe l'esprit critique et avec lui l'humanisme. Cette invention produit alors une véritable révolution : la culture devient accessible à un plus grand nombre ce qui permet une propagation des idées et des connaissances. La Bible, les Évangiles et les auteurs contemporains sont diffusés donnant ainsi lieu à une augmentation du niveau culturel."
Sans doute serait-on en droit d'en dire autant d'Internet. En tant que tels, les blogs ne méritent aucun reproche. A moins, bien entendu, de réfuter toute nouveauté au nom de la nouveauté... Quant à l'usage du blog, il mérite autant de critiques que toute entreprise de démocratisation, au premier rang de laquelle l'édition contemporaine. Devra-t-on tirer comme conclusion de l'explosion des tirages que la littérature est morte et enterrée sous les gravats des best-sellers de la cuisine gastronomique ? Du spectacle de publications comme celles de (Raphaël) Enthoven, est-on fondé à annoncer à grands renforts de larmes la ruine de la philosophie universitaire?
Certainement pas! Il faudrait une analyse plus fine, plus nuancée, qui consisterait à répertorier les blogs selon des genres différents, très classiques, et à établir des différences qualitatives entre eux. N'est-ce pas Honoré de Balzac, le grand Balzac, qui eut le front d'écrire, dans sa préface à La Peau de chagrin : « L'écrivain doit être familiarisé avec tous les effets, toutes les natures. Il est obligé d'avoir en lui je ne sais quel miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l'univers vient se réfléchir. »
Je ne résiste pas au plaisir de citer ici l'admirable Baudelaire à la rescousse : « Si Balzac a fait de ce genre roturier une chose admirable, toujours curieuse et souvent sublime, c'est parce qu'il y a jeté tout son être. J'ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur; il m'avait toujours semblé que son principal mérite était d'être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l'ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves. Depuis le sommet de l'aristocratie jusqu'aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. Bref, chacun, chez Balzac, même les portières, a du génie. Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu'à la gueule. C'est bien Balzac lui-même. Et comme tous les êtres du monde extérieur s'offraient à l'œil de son esprit avec un relief puissant et une grimace saisissante, il a fait se convulser ses figures ; il a noirci leurs ombres et illuminé leurs lumières. Son goût prodigieux du détail, qui tient à une ambition immodérée de tout voir, de tout faire voir, de tout deviner, de tout faire deviner, l'obligeait d'ailleurs à marquer avec plus de force les lignes principales, pour sauver la perspective de l'ensemble. Il me fait quelquefois penser à ces aquafortistes qui ne sont jamais contents de la morsure, et qui transforment en ravines les écorchures principales de la planche. De cette étonnante disposition naturelle sont résultées des merveilles. Mais cette disposition se définit généralement : les défauts de Balzac. Pour mieux parler, c'est justement là ses qualités. Mais qui peut se vanter d'être aussi heureusement doué, et de ne pouvoir appliquer une méthode qui lui permette de revêtir, à coup sûr, de lumière et de pourpre la pure trivialité ? Qui peut faire cela ? Or, qui ne fait pas cela, pour dire la vérité, ne fait pas grand-chose. »
Mieux vaut un bon bloggeur qu'un méchant écrivaillon! La démarche du blog, loin d'annoncer la décadence de l'écriture, de la littérature, mais aussi de la confiture (jetée aux cochons des écuries d'Augias par d'insolentes grands-mères en grève de recettes secrètes) émane du classicisme le plus pur, nettement plus (trans)lucide que la vénalité des procès en sorcellerie et diableries qu'intentent les modernes épigones des contempteurs de l'évolution (qui valut au Moyen-Age de porter l'étiquette infamante et hâtive d'obscurantisme)! A quand l'Héraclès de l'écriture moderne, celui qui lavera de la souillure sanctuarisée, les troupeaux de brebis égarées au milieu des loups de l'impensé? Remercions d'avance ce héros décrié, car il agira sans attendre l'obole de ses bienfaits! Qu'attendre de positif du bétail d'Augias, persuadé d'être parvenu aux hautes sphères des Champs-Elysées, alors qu'il n'est que la réduplication innocente de la bonne vieille grenouille rêvant de se faire plus grosse que le boeuf?
En deux mots : il est des blogs d'excellente facture, de très bons blogs, des blogs intéressants, de médiocres et de déplorables. Tout blog ne prétend à aucune de ces étiquettes en particulier et accepte d'entrée de jeu les jugements les plus sévères. Ils sont de bonne guerre! Mais je réfute l'expression grotesque du jugement avarié, le renvoi du procédé d'expression dit blog à un anathème universel et définitif.
De considérer un si jeune Enthoven déjà esprit si décati n'est pas un mince sujet de contemplation perplexe et instructive. Il nous en apprend plus sur les variétés de snobisme et de morgue pompeuse qui courent le vaste monde, sur les chichis et la vanité qui accablent tel un mal incurable les gens d'esprit, que de doctes traités de psychologie. Faut-il en rire ou s'en étonner?

3 commentaires:

Anonyme a dit…

tres interessant, merci

Anonyme a dit…

Enfin, eu ce que je cherchais! J'ai vraiment apprécier chaque petit bout. Heureux je suis tombé sur cet article! sourire, je vous ai sauvé de vérifier de nouvelles choses que vous postez.

rosy123 a dit…

Très bon article, comme toujours. Il a le mérite de susciter le commentaire 
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