mercredi, mars 07, 2007

Retour sur le travail

La prostitution est un problème tellement riche qu'il ne pose pas que le problème de la violence, du bouc émissaire, de l'esclavage, et moult autres sujets de réflexion. Les réglementaristes, dans leur effort désespéré pour ne pas avouer la véritable conséquence de leurs efficaces pressions politiques, essaient par tous les moyens de cacher l'argent phénoménal que génère la prostitution. Des milliards d'euros chaque année! Cette manne en fait un des marchés les plus lucratifs, plus lucratif même que le marché de la drogue, si l'on s'avise que le proxénétisme est moins dangereux et moins risqué pénalement.
Les formidables flots d'argent renvoient au travail, cette notion éminemment sociale et politique, alors qu'on essaie de rationaliser le travail autour de sa dimension étriquée et économique. La précarisation actuelle du travail le rend denrée précieuse et rare, à tel point qu'on nous explique doctement qu'il va falloir travailler plus et ne pas sombrer dans la fainéance si l'on veut garder le cap. Quel cap? La progression des techniques devraient nous garantir la réduction révolutionnaire du travail. Force est de constater que c'est l'inverse qui se produit!
Pourquoi l'homme travaille-t-il? Tripallium désigne l'instrument de torture destiné à punir les esclaves fautifs. Tout un symbole, qui explique grandement pourquoi le travail fut si mal connoté dans les sociétés antiques, où c'étaient les classes populaires et les esclaves qui se chargeaient de ce fardeau débilitant.
Pour autant, il faut bien travailler. Si l'on en croit la Bible, et d'autres traditions avant et après elle, le travail, associé à Adam et Ève, serait une sorte de condamnation divine pour avoir tenté de goûter au fruit de la connaissance. Quoi qu'il en soit, le travail correspond à un impératif politique : la nécessité pour l'homme d'organiser la société face à l'imperfection du réel et à faire en sorte que le réel devienne habitable par l'homme. Le plus harmonieusement possible, puisque l'homme guette le bonheur et s'aperçoit qu'il possède quelques facultés pour y prétendre.
Travailler, c'est organiser les tâches de la manière la plus performante pour que la société transforme le réel au plus près de ses aspirations et de son idéal (mouvant) de perfection. Le travail de chaque individu, pour pénible qu'il soit, pour divers, voir évolutif, implique donc en ce sens une production destiné à aménager le réel pour satisfaire les besoins humains.
Bien entendu, toute action nécessitant de l'énergie et demandant des efforts renvoie au travail. Sans doute le travail est-il aussi le besoin d'exutoire des énergies. Sans activité, la violence inscrite au coeur des comportements humains ne trouverait pas son contentement. Le travail joue le rôle d'équilibriste des passions, à tel point qu'on a pu dire que sans travail, l'homme sombrerait dans le chaos. Non sans justesse, puisque le chaos s'oppose à l'ordre et que le travail implique l'ordonnation du réel.
Les réglementaristes exigent que l'activité prostitutionnelle libre soit considérée comme un travail comme un autre. Sous-entendu : si la sexualité tarifée est refusée par la société, ce refus résulte d'impératifs moralistes et ataviques contre lesquels il convient de lutter pour embrasser la cause de l'émancipation du désir. La libération du désir supposerait la légalisation de la prostitution et sa banalisation. Son caractère exceptionnel serait dû aux vieux tabous qui nous empêchent d'appréhendre librement sexe et désir.
Évidemment, si on entérine le postulat selon lequel travail et liberté sont antinomiques, la prostitution est un travail d'un genre particulier. Qu'est-ce que la prostitution envisagée comme activité sexuelle? En tant que production, la sexualité possède un rôle capital : elle transforme à ce point le monde de l'homme qu'elle perpétue l'espèce et crée du réel et du singulier à partir de trois fois rien.
Une des grandes fonctions de la société est d'accueillir ces continuateurs de la race et de les initier aux nombreuses et variées fonctions du travail. La prostitution ne concerne qu'indirectement ce premier et prépondérant volet de l'activité sexuelle. Le second est nettement plus ténu et contestable : c'est le volet de la sexualité comme assouvissement de pulsions, de plaisir et d'affirmation. Ce volet est contestable parce que l'attrait sexuel est présenté comme une ruse pour assurer la permanence de l'espèce (cas de la théorie schopenhauerienne).
Pis, cet attrait hyperbolique et grandiloquent s'est développé avec les progrès révolutionnaires des techniques de contraception. L'époque moderne conçoit le sexe à l'aune d'un plaisir très récent et très novateur. Or, il n'est pas certain que ce que l'on prend pour une libération indéniable ne nécessite pas certaines limitations d'importance, comme le fait de rappeler que l'exigence de plaisirs indéfinis conduit au totalitarisme. Sous peine de verser dans la démesure et d'omettre de rappeler que le sexe ne représente pas le couronnement qualitatif absolument unique et singulier de l'existence tel que le consumérisme publicitaire et subliminal nous le vend à longueur de journées. D'évidence, d'autres plaisirs sont au moins équivalents - et certainement supérieurs.
On se souvient de l'aphorisme de Chamfort cité par un très mauvais philosophe contemporain comme l'essence de son programme moral : "Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne, voilà je crois, toute la morale." Dans cette citation, la limite posée au plaisir rejoint celle que les Lumières établissent pour différencier la liberté de la toute-puissance criminelle : la liberté de chacun s'arrête où commence celle d'autrui.
Ceci pour rappeler que la conception antique du travail appliquée au plaisir se révèle de toute façon totalitaire : il faut bien que certains paient les pots cassés pour que les privilégiés, aristocrates, citoyens ou puissants, assouvissent pleinement leurs désirs de jouissance. Voilà qui nous ramène ni plus ni moins au bouc émissaire, réceptacle de la violence et de l'injustice humaine. Les esclaves sont les boucs émissaires de la violence du monde et la parade toute trouvée pour que d'autres jouissent des délices consommés de leur liberté chérie.
Les personnes prostituées rentrent à n'en pas douter dans ce cadre que les Eros Centers modernes voudraient réhabiliter avec quelques néons et des paillettes - le vieux truc du Progrès, selon lequel la technologie a transformé le monde. Elles sont les boucs émissaires de la violence du sexe et permettent aux clients d'assouvir leurs pulsions moyennant fiances sonnantes et trébuchantes. La condamnation de l'esclavage est très récente, tant il est vrai qu'elle se heurtait à de solides intérêts. N'allons pas chercher plus loin la persistance anachronique dans nos démocraties de la prostitution. Sans doute pourrait-on la relier aux progrès de la technique et à l'allègement énergétique que ces techniques garantissent.
Pas seulement : la condamnation de l'esclavage est consubstantielle à l'entreprise critique et rationnelle des Lumières selon laquelle la violence mérite d'être éradiquée. Sans doute ces fameuses Lumières rationnelles et anticléricales doivent beaucoup (plus qu'elles ne veulent bien l'avouer) au message chrétien d'amour et de non-violence.
Toujours est-il que l'abolition de l'esclavage entre dans cette logique selon laquelle l'organisation du travail ne permet pas un répartition arbitraire dans laquelle la violence du réel reposerait sur les travailleurs-esclaves tandis que d'autres s'en trouveraient déchargés au motif qu'ils sont nés sous une bonne étoile. L'abolition de l'esclavage ne s'est pas fait sans grincement de dents, ni coups de canons. Nul besoin de rappeler les guerres et les campagnes que l'abolitionnisme a engendrées - et continue d'engendrer dans certaine parties du globe.
La rationalisation du sexe est chose plus malaisée encore car chacun aimerait trouver son contentement et ne plus subir les frustrations. Où l'on voit que les personnes prostituées subissent de plein fouet cette violence, à partir du moment où on attend qu'elles accèdent aux requêtes sexuelles - moyennant de l'argent. Reste à savoir si l'argent est la contrepartie adéquate à l'échange.
Pour que les cultures aient jugé bon d'autoriser la prostitution contre de l'argent, il faut bien considérer l'argent comme la tentative d'instaurer un semblant de contrepartie dans l'échange. On pourrait bien entendu objecter que cette contrepartie s'annule, puisque la prostitution ne va pas sans proxénétisme. La prostitution devient ainsi l'acte par excellence du bouc émissaire : il s'agit de trouver une médiation à la catharsis sexuelle et de rendre possible l'évacuation de la violence inscrite au coeur de la sexualité par le terme du bouc émissaire.
Telle est la principale raison pour laquelle la prostitution ne saurait être dite consentante ou libre (si tant est que ce terme ait un sens, dans la prostitution ou dans le réel) : du fait que l'argent n'est jamais que la rétribution trompeuse et hypocrite d'une relation biaisée d'entrée. Le but de l'échange n'étant pas de permettre la réciprocité, mais de mieux contrôler la violence (sexuelle) inassouvie des dominants.
Sexe contre argent, il faut bien mesurer l'invraisemblable troc qui est instauré ici. Si encore on donnait de l'argent à des personnes contractant des relations sexuelles antérieures, pour encourager la reproduction (ce qui n'est jamais le cas...)! Dans le cadre de l'échange prostitutionnel, la personne prostituée subit la relation sexuelle anonyme contre de l'argent. Elle vend son vagin ou son anus (entre autres) contre une somme codifiée. Une call-girl gagnera plus qu'une grosse occasionnelle vendnat ses charmes sur le trottoir.
Il est évident que l'échange sexe contre argent implique que la prostitution opère une réduction de la personne à un organe (le sexe). On pourrait rappeler que Freud reliait la sexualité au plus profond de l'identité personnelle et que le sexe a toujours maille à partir avec l'identité.
J'y vois surtout l'idée que la simplification abusive a ici valeur de mensonge éhonté et grossier. Comme si un être humain était en mesure, l'espace d'une passe, de décider en son âme et conscience qu'il n'est qu'un sexe, qu'il n'engagera que son sexe et pas sa personnalité. C'est absurde! Si demain je décide que je réponds à l'identité de Napoléon Ier, le serai-je pour autant? Non! Car je ne suis pas Napoléon! Si je décrète que je suis un Martien hermaphrodite, je risque fort de provoquer quelques conflits psychiatriques dans ma personnalité tourmentée, nullement de réaliser mon fantasme délirant. A l'impossible nul n'est tenu. Pourquoi ce qui ressortit de l'évidence indéboulonnable changerait-il une fois qu'on aborde le sujet de la prostitution? Mystère, mystère...
Le postulat sur lequel s'arc-boute le réglementarisme est bien connu. C'est l'antienne de l'ultralibéralisme, selon lequel tous les échanges humains possèdent une valeur pécuniaire et peuvent être tarifés. Le fantasme étrange d'édicter une valeur abstraite et arbitraire à des échanges humains aboutit à faire du sexe un objet comme un autre. Fantasme de conscience malheureuse, en somme, selon laquelle, si le bonheur ne saurait s'acquérir, le malheur, au moins, possède son prix. Celui du bonheur tarifé.
Paradoxalement, dans cette période de crise des valeurs, on voudrait remplacer les valeurs du monothéisme défuntes par des valeurs indubitables. En l'occurrence, celles de l'argent. Elles ont pour mérite d'être claires et de posséder un fondement et une limite. Malheureusement, cette limite présente le notable inconvénient d'entraîner une importante déformation.
Que le travail produise des biens tarifés, nul ne songe à le contester vraiment, tant que le bien en question est tarifable, c'est-à-dire tant qu'une valeur finie peut être apposée à la production de l'objet. C'est au nom de cette définition que l'esclavage s'est trouvé aboli : les droits de l'homme édictent que la personne transcende toutes les notions de valeurs finies. La prostitution, en faisant du sexe un travail comme un autre, une valeur comme une autre, un objet comme un autre, est clairement un esclavage d'une variante particulière et une négation des droits de l'homme. Le travail incriminé n'est nullement un échange équivalent dans la mesure où du fini ne pourra jamais compenser de l'infini. Il est curieux que l'on ne fasse pas davantage, presque automatiquement, le lien entre cette inadéquation et le fait que l'échange sexuel ne saurait concerner seulement le simple organe sexuel - que cette conception ressortit d'une aberration profonde et destructrice masquant le désir d'enrichissement des crapules et la compromission du client.
La destruction est le principale symptôme qu'engendre la prostitution, y compris dans les régimes réglementaristes (ce que les rapports parlementaires récents corroborent en Allemagne ou aux Pays-Bas). Il est là aussi curieux que le principe de la consommation n'évoque pas davantage la destruction dans l'imagerie populaire. Car toute consommation contient dans son principe l'idée d'une assimilation et d'une destruction, à l'image de la digestion. Ce qui est valable pour un aliment l'est a fortiori pour un corps, davantage encore pour une personne.
Où l'on constate que le monstrueux consiste à s'entourer d'un luxe d'arguments subtils et fouillés pour légitimer l'illégitimable - faire croire que les faits sont anodins et qu'une solution satisfaisante pour toutes les parties a été trouvée. Ô miracle!
Reste l'argument de la pénibilité du travail : certains travaux étant destructeurs (les mineurs en Chine, cas contemporain parmi tant d'autres), la destruction indubitable observée dans la prostitution ne serait pas l'apanage d'une activité par essence non assimilable à un travail, mais la tragique réalité rejoignant nombre de métiers. Je commencerai par observer qu'il est très curieux de légitimer la prostitution au nom d'un mal. Comme si le fait que le marteau-piqueur détruise les tympans du malheureux ouvrier suffirait à légitimer la destruction physique et psychologique observée dans la prostitution! Le raisonnement sain procéderait plutôt de l'inverse (et recoupe ainsi toutes les luttes de revendication sociale et professionnelle) : il consisterait à réclamer l'amélioration des conditions de travail de l'ouvrier et non la légalisation de la prostitution au nom de la pénibilité de ce travail.
Reste que le travail est par essence pénible (l'exception confirmant la règle),ainsi que le rappelle le mythe d'Adam et Ève. Il faut néanmoins avoir le courage de distinguer entre une activité produisant des biens et une activité n'en produisant aucun. Le mineur participe à l'aménagement positif de la société (à des conditions souvent iniques), tandis que la personne prostituée vend sa personne (contradiction dans les termes). Je me demande d'ailleurs si dans cette rhétorique ne se tapit pas la vengeance sourde des travailleurs contre le travail. En somme, le travailleur se consolerait de trouver pire et plus destructeur que ce qu'il subit à son corps défendant dans des spectacles comme ceux de la prostitution. Il est toujours rassurant de se dire qu'il y a pire que soi et de défendre la pérennité de cette tragédie, qui au surplus correspond à l'imaginaire dominant des mâles !
Évidemment, la prostitution ne contribue pas à réhabiliter le travail, mais plutôt à en faire un pis-aller de l'existence - une malédiction. Il faut avoir l'honnêteté intellectuelle (soit le type d'honnêteté le moins partagé) de considérer que tous les fondements humains sont par définition imparfaits et contestables. Sans quoi il y aurait belle lurette que l'homme aurait trouvé un système parfait, dans lequel, soit dit en passant, la prostitution aurait été éradiquée. Tout système parfait cache une imperfection plus grande encore. Ce serait d'ailleurs un argument à opposer au réglementarisme que de rappeler que le réglementarisme prétend solutionner le problème de la prostitution par une législation permissive. Autant à ce compte légaliser les ventes d'armes dans le monde pour lutter contre les traffics!
Ce ne sera pas mon intention. Je rappellerai aux oreilles des distraits que le système de la démocratie, des droits de l'homme, de la défense des victimes est un système par essence imparfait, qui pose problème et qui va à l'encontre du système classique : totalitarisme, résolution de la violence par le bouc émissaire, apologie de la force au nom du réel triomphant. Nietzsche, adversaire conséquent des valeurs chrétiennes, a ainsi déclaré : "Périssent les faibles et les tarés". Dans les système classiques, c'est assez cohérent. Dans le système démocratique, cette déclaration de guerre, prise au pied de la lettre, est monstrueuse.
Dans le système démocratique, la prostitution porte atteinte à la personne et constitue une violence. C'est donc au nom de la morale démocratique que la prostitution mérite d'être combattue. Où l'on voit que les défenseurs de la prostitution sont les zélateurs insidieux et parfois inconscients de reliquats de totalitarisme classique enfouis dans les limbes de la conscience collective. Dans la morale totalitaire, la prostitution est une violence nécessaire : il faut bien que des victimes remplissent le rôle de boucs émissaires de l'appétit de domination sexuelle et de catharsis sexuelle des mâles. Où l'on voit aussi que l'abolitionnisme est une position authentiquement progressiste, alors que toute défense de la prostitution comme fait social bénéfique (de quelque ordre que ce soit) est authentiquement conservateur.
Qu'on aimerait défendre la vérité et incarner le bien! Mais la vérité et le bien ne sont que des abstractions relatives à certains points de vue. Tout point de vue est nécessairement imparfait. En tant que phénomène isolé, la prostitution est une abjection qui mérite d'être éradiquée. Il est nettement moins certain que la morale des droits de l'homme soit pérenne à moyen terme, contrairement au système classique du totalitarisme, qui a traversé les millénaires.
Celui-ci possède au moins le mérite d'affronter la violence constitutive et d'y apporter une solution - cruelle certes, mais constructive. La démocratie condamne la violence sans se demander ce qu'elle propose pour combler cette transformation radicale. Que deviennent les énergies violentes, en somme? C'est au prix de la confrontation avec cette question capitale que la démocratie pourra prouver sa valeur et échapper au reproche majeur de ressortir de l'utopie irréaliste et démagogique.

2 commentaires:

Unknown a dit…


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expliqué. On sent cette envie de partager, d’informer. C’est très gentil a vous….Je vous souhaite une belle continuation

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