mercredi, février 07, 2007

La démocratie et son ombre

Après son triomphe-surprise de 2002 (du moins, à ce qu'on nous dit, car il se pourrait que la surprise ait été téléguidée en haut lieu), Le Pen est devenu l'épouvantail de la politique française. Il menacerait la démocratie. A moins qu'il ne révèle la menace qui plane sur la démocratie...
Qu'est-ce que le syndrome Le Pen? Un nationaliste démagogue, doté probablement de velléités de racisme, de xénophobie et d'antisémitisme. Raison pour laquelle on l'étiquette extrême-droite. Si l'on s'en tient à son programme politique, Le Pen est un clown effrayant et grotesque.
Tiens, coïncidence, l'extrême-droite est en progression dans toute l'Europe : Autriche, Italie, Pays-Bas, Belgique, Allemagne, Roumanie... L'Europe semble touchée par la montée des discours selon lesquels la force et l'ordre seuls peuvent résoudre nos maux. Nos maux? La persistance de ces idéologies indiquent qu'il est encore des pensées tenaces pour imaginer que la violence soit le remède contre le désordre et l'imperfection. C'est d'ailleurs la principale explication au nazisme et aux idéologies d'extrême-droite qui ont endeuillé le XXème siècle. Loin d'être la personnification du Mal transcendant, Hitler est surtout le résultat, effroyable sans doute, du désespoir humain poussé à son paroxysme. La règle d'or des extrémistes? Tant qu'ils contestent un régime viable, leur message n'a aucune chance d'être repris par une audience conséquente. Par contre, en cas de crise sérieuse et persistante...
Pendant vingt ans, en gros jusqu'en 2002, on s'est indigné que des Français puissent voter FN. Des Autrichiens, passe encore, mais des Français! Le peuple le plus intelligent du monde! A n'en pas douter, le Pen était le diable en personne, le Grand Satan de la politique, la réincarnation de Hitler et de Mussolini réunis. Aucun analyste ne se hasardait à poser la vraie question : comment se fait-il qu'un populiste nauséabond opère une percée croissante au fil des les élections? Dans quelles conditions politiques et sociales le Führer s'est-il retrouvé à la tête du Reich?
C'est à croire que le moralisme des journalistes politiques et autres politologues estampillés démocrates butte sur l'évidence qui menace la démocratie! La montée de Le Pen serait moins le fait de l'inexplicable perversité de la nature humaine que d'une cause très précise et mesurable : comme le souligne Rosset dans ses Petites pièces morales, Le Pen n'est pas l'antithèse de la clique au pouvoir, qui se pique de démocratie, alors qu'elle se sert de la démocratie pour accomplir ses visées manipulatrices - mais sa caricature. La raison pour laquelle les élites s'indignent tant de l'influence Le Pen tient au fait qu'elles refusent de contempler le profil de leur propre reflet. Le Pen serait-il le miroir grossissant et révélateur de nos erreurs?
Le Pen populiste, démagogue, nationaliste et fumiste? Sans doute! La vraie question n'est pas là. Comment se fait-il que 20 % des électeurs, soit un score en constante hausse depuis trente ans, en soient venus à voter pour ce tribun hors pair, alors que la plupart avouent agir par pure protestation, autant dire par dépit?
Le Pen serait-il le baromètre du moral français - l'extrême-droite, du moral européen? Bien entendu, le vote extrémiste se nourrit des maux de la société politicienne, qui se sert de la démocratie comme d'une vitrine alléchante pour orchestrer ses coups bas. La corruption, les mensonges, la désillusion Mitterrand n'ont fait qu'aviver le désenchantement.
Pis! le désespoir, tant il est vrai que les Français ont perdu confiance dans les représentants officiels de l'esprit démocratique. Si les élus ont tant accusé les représentants frontistes de démagogie, populisme, racisme, xénophobie et mensonges divers (j'en passe!), c'est que ses reproches s'adressaient en premier lieu à eux! Les frontistes ont beau jeu de souligner qu'ils ont toujours été tenus à l'écart du pouvoir et que les responsables du mécontentement sont les politiciens. Ceux-ci ne peuvent ignorer les reproches qui leur sont adressés. Car si notre clique n'avait pas confiqué le pouvoir depuis quarante ans pour en tirer profit au nom de nobles idéaux, ils disposeraient des moyens pour répondre aux arguties démagogiques du FN. A démagogie, démagogie et demi...
Tant pis pour les Français! Chacun sait que les solutions FN sont des leurres grossiers. Pour que des électeurs en viennent à privilégier cette voie de garage, c'est que la mécanique doit être bien grippée. On se suicide le plus souvent de désespoir. Les Français en ont assez que le seul choix qu'on leur laisse oscille entre la peste et le choléra. Soit l'ultralibéralisme de moins en moins rampant avec la mondialisation ou la démagogie frontiste comme remède miracle à tous nos maux.
N'y allons pas par quatre chemins : le FN n'est jamais que l'excédent monstrueux de démagogie qui caractérise le pouvoir démocratique de ce début de millénaire. A force d'encourager le communautarisme avec un mépris d'autant plus souverain qu'il se travestit sous le masque bienveillant de la tolérance, les élites ont fabriqué et continuent à fabriquer la xénophobie et l'exclusion. Puis ils crient au monstre ex nihilo!
Allez expliquer au beauf des cités que les jeunes de son quartier ne sont pas des délinquants alors qu'il subit dans son entrée des hordes adolescentes de sous-prolétaires en puissance, dealant, pissant, chiant et agressant, le tout dans l'indifférence totale! Qu'il constate que la plupart de ces délinquants désoeuvrés sont des enfants de l'immigration méprisés et laissés en pâture à leur sort terrifiant et que les officiels lui expliquent qu'il est victime d'hallucinations inquiétantes et fallacieuses!
Que reste-t-il aux défavorisés de plus en plus nombreux du système, aux précaires, aux rejetés, à toutes les victimes du stress, de la pression sociale et de l'exclusion, pour exprimer leur violence, une fois qu'ils ont compris que le socialisme n'était pas une alternative digne de ce nom et que le communisme était une erreur funeste et criminelle?
Il ne reste aucun choix, le voilà, le problème! Car si le FN a le mérite de mettre le doigt où ça fait mal, chômage, délinquance, sécurité, immigration, il n'est pas besoin d'avoir fait l'ENA pour comprendre que le malaise est tenace et ne se cantonne pas à quelque crise transitoire. Ou plutôt il serait peut-être préférable de ne pas avoir fait l'ENA. Car quand on mesure l'impéritie et l'artificialisme de nos élites politiques, on comprend que le populisme rencontre un succès croissant des classes prolétariennes. Le FN, premier parti ouvrier de France? C'est parce que les ouvriers n'ont plus d'espoir qu'ils se tournent vers la contestation!
Bientôt, si l'on perdure dans l'inconséquence qui veut qu'au nom de l'ultralibéralisme masqué, les inégalités se creusent entre les classes sociales, jusqu'à démembrer les classes moyennes en troupeaux disparates et antagonistes, les fameuses classes moyennes, baromètre du moral des Etats, imiteront ce modèle démagogique en constatant avec effarement que les seuls emplois qui rapportent sont les métiers d'argent. A quand le FN premier parti des professeurs, lassés du mépris des technocrates et hauts fonctionnaires qui les dirigent et ne rêvent que d'une chose - mieux les encadrer, les contrôler et les réduire au rôle de petits techniciens zélés et bornés?
On sait que Platon et Aristote s'opposaient à la démocratie parce qu'elle conduisait à la démagogie. Le FN n'est que l'ombre effrayante de cette démagogie dont les politiciens au pouvoir sont les instigateurs et les responsables premiers. Dans le mythe de Frankenstein, la créature monstrueuse n'existe qu'à cause des expériences douteuses de son créateur inconscient. Il arrivera un jour où les politiciens regretteront amèrement d'avoir conçu l'exercice du pouvoir comme une jouissance toute personnelle, impliquant fatalement le mensonge et les promesses irréalistes. On dit qu'en 1995, Chirac avait prévenu ses proches qu'il les surprendrait par sa démagogie. On mesure le résultat effrayant de cette promesse pour une fois réalisée.

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