Atours du réel, pour ceux qui en ont assez des billets d'humeur.
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La saison 2 d'Au Tour du Réel a commencé : http://autourdureel2.blogspot.com/
Eloge de la concision : Soit dit en pensant.
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dimanche, avril 29, 2007
jeudi, mars 29, 2007
mercredi, mars 28, 2007
Victime
Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire. Cette célèbre formule permet d'expliquer que les faits, tels qu'ils sont relatés par les mémoires humaines, dont les écrits prennent le relais, sont toujours présentés à la gloire de ceux qui les écrivent. Ainsi des Perses d'Eschyle, qui livrent l'apologie inconditionnelle des peuples et cités grecs, à tel point que le dramaturge s'offre le luxe de présenter les Hellènes comme les faibles ayant vaincu par la ruse et l'intelligence les mastodontes promis à la victoire, dans un combat central et décisif.
Malheureusement, la vérité diffère grandement. Les Perses devaient se moquer de ces défaites et considérer les Grecs comme les limbes marginales de leur Empire munificent. Quelle serait la version perse de son rapport controversé aux Grecs? Sans doute pas celle que l'on connaît de Salamine et consorts. Les Perses étaient incomparablement plus puissants que les Grecs. Ceux-ci durent trouver un motif rare de glorification pour en profiter et se targuer du luxe de la victoire. Si les Grecs avaient perdu...
Mais les Grecs n'ont pas perdu ! Au contraire, ils sont au fondement de la civilisation occidentale, cette même civilisation qui aura réussi l'exploit de cimenter les traditions juive et romaine pour instaurer une domination sans partage sur le reste du monde (pour l'instant). Civilisation qui est aussi à l'origine du plus formidable paradoxe de l'histoire : d'avoir à la fois reconnu le droit des victimes et participé au système politique classique, qui consiste à cautionner le droit du plus fort sans aménité. Ce qui fait la force fait aussi la faiblesse.
L'Occident est cette civilisation qui aura la première aboli l'esclavage, alors qu'elle l'avait largement pratiqué durant les siècles précédents, prenant une large part aux traites négrières (qu'elle n'avait, il est vrai, jamais fomentées, puisque les traites négrières furent lancées par les grands rois nègres, avant que les Arabes n'en reprennent le principe - je renvoie au remarquable travail de Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d'histoire globale). De la même manière, l'anticolonialisme le plus conséquent est né en Europe, non en Afrique ou en Asie (ce paradoxe connaît un redoublement saisissant avec la critique antiaméricaine, dont on sait que les variétés les plus fouillées et cohérentes se trouvent en Amérique du Nord).
Il n'est pas besoin de chercher plus loin le principe de la victimisation, qui s'est emparé de certains esprits, à tel point qu'ils n'hésitent pas à se déclarer victimes de naissance, de culture et de sang. A quand une victimisation raciste? Puisque cette dernière existe déjà et tait son nom derrière certains étendards d'antiracisme, il serait temps de distinguer la victime du manipulateur éploré. Car la victime, elle, est cet être qui a souffert sang et eau et s'en serait bien passé.
Ainsi de l'esclave, quels que soient les motifs de correction que l'on puisse apporter pour resituer l'esclavage dans son contexte. Ainsi de l'Afrique d'aujourd'hui, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle s'impose comme la victime de l'esclavage, du colonialisme et du néocolonialisme ajouté. La moindre prouesse de l'Occident n'est certainement pas d'avoir laissé entendre qu'il s'était retiré de son Empire après 1960. En réalité, il n'a fait qu'user d'une ruse géo-stratégique et instaurer un colonialisme de tutelle, camouflé en façade par des régimes qui n'avaient d'indépendance que le nom (et encore).
Paradoxalement, la grande victime cache souvent le vainqueur de demain. Au contraire de ces Noirs qui font de la politique avec la souffrance du passé, jusqu'à instaurer des purges culturelles aberrantes aux Etats-Unis, au nom de la discrimination positive, les Africains qui paient, au Cameroun, au Congo, ou ailleurs, la mise sous coupe réglée de l'Afrique et de ses richesses, ignorent que leurs petits-enfants participeront au développement du monde et aux profondes mutations qui attendent l'équilibre de l'humanité. Je me souviens d'un ami mauritanien qui m'expliquait que l'Africain était ce paysan rivé à sa terre et ses traditions, totalement réfractaire aux mutations technologiques, et en particulier aux avancées spatiales. Dans ma boule de cristal, je discerne les signes exactement inverse.
Malheureusement, la vérité diffère grandement. Les Perses devaient se moquer de ces défaites et considérer les Grecs comme les limbes marginales de leur Empire munificent. Quelle serait la version perse de son rapport controversé aux Grecs? Sans doute pas celle que l'on connaît de Salamine et consorts. Les Perses étaient incomparablement plus puissants que les Grecs. Ceux-ci durent trouver un motif rare de glorification pour en profiter et se targuer du luxe de la victoire. Si les Grecs avaient perdu...
Mais les Grecs n'ont pas perdu ! Au contraire, ils sont au fondement de la civilisation occidentale, cette même civilisation qui aura réussi l'exploit de cimenter les traditions juive et romaine pour instaurer une domination sans partage sur le reste du monde (pour l'instant). Civilisation qui est aussi à l'origine du plus formidable paradoxe de l'histoire : d'avoir à la fois reconnu le droit des victimes et participé au système politique classique, qui consiste à cautionner le droit du plus fort sans aménité. Ce qui fait la force fait aussi la faiblesse.
L'Occident est cette civilisation qui aura la première aboli l'esclavage, alors qu'elle l'avait largement pratiqué durant les siècles précédents, prenant une large part aux traites négrières (qu'elle n'avait, il est vrai, jamais fomentées, puisque les traites négrières furent lancées par les grands rois nègres, avant que les Arabes n'en reprennent le principe - je renvoie au remarquable travail de Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières. Essai d'histoire globale). De la même manière, l'anticolonialisme le plus conséquent est né en Europe, non en Afrique ou en Asie (ce paradoxe connaît un redoublement saisissant avec la critique antiaméricaine, dont on sait que les variétés les plus fouillées et cohérentes se trouvent en Amérique du Nord).
Il n'est pas besoin de chercher plus loin le principe de la victimisation, qui s'est emparé de certains esprits, à tel point qu'ils n'hésitent pas à se déclarer victimes de naissance, de culture et de sang. A quand une victimisation raciste? Puisque cette dernière existe déjà et tait son nom derrière certains étendards d'antiracisme, il serait temps de distinguer la victime du manipulateur éploré. Car la victime, elle, est cet être qui a souffert sang et eau et s'en serait bien passé.
Ainsi de l'esclave, quels que soient les motifs de correction que l'on puisse apporter pour resituer l'esclavage dans son contexte. Ainsi de l'Afrique d'aujourd'hui, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle s'impose comme la victime de l'esclavage, du colonialisme et du néocolonialisme ajouté. La moindre prouesse de l'Occident n'est certainement pas d'avoir laissé entendre qu'il s'était retiré de son Empire après 1960. En réalité, il n'a fait qu'user d'une ruse géo-stratégique et instaurer un colonialisme de tutelle, camouflé en façade par des régimes qui n'avaient d'indépendance que le nom (et encore).
Paradoxalement, la grande victime cache souvent le vainqueur de demain. Au contraire de ces Noirs qui font de la politique avec la souffrance du passé, jusqu'à instaurer des purges culturelles aberrantes aux Etats-Unis, au nom de la discrimination positive, les Africains qui paient, au Cameroun, au Congo, ou ailleurs, la mise sous coupe réglée de l'Afrique et de ses richesses, ignorent que leurs petits-enfants participeront au développement du monde et aux profondes mutations qui attendent l'équilibre de l'humanité. Je me souviens d'un ami mauritanien qui m'expliquait que l'Africain était ce paysan rivé à sa terre et ses traditions, totalement réfractaire aux mutations technologiques, et en particulier aux avancées spatiales. Dans ma boule de cristal, je discerne les signes exactement inverse.
lundi, mars 26, 2007
Violence
A la question : que fait-on de la violence?, l'homme moderne n'a toujours pas répondu. Il serait pourtant temps qu'il s'en saisisse et y cherche un début de solution. Car la formidable déflagration de violence qu'a soufferte le vingtième siècle n'est pas inexplicable ou anecdotique. N'oublions pas que le vingtième fut le siècle des idéologies et que ces idéologies se révélèrent toutes criminelles. C'est ainsi avec la perfection : elle accouche immanquablement de l'imperfection.
Que le siècle qui se voulut le siècle de la liberté et de la paix se soit révélé le plus meurtrier (selon la constatation étonnée de Revel et, aussi je crois, de Furet) n'est pas un mince paradoxe. Ce n'est pas pour autant une surprise. Car le grand mouvement lancé contre la violence atavique, le système politique classique, a autant consisté à s'attaquer aux phénomènes de boucs émissaires et à l'équilibre de l'institution sociale qu'à instaurer la prédominance de la rationalité.
Ce mouvement possède des racines amples, qui plongent dans la Renaissance, et surtout dans le siècle des Lumières. Sans doute cette foi dans la raison cache quelque aveuglement quant à la puissance réelle de cette faculté si limitée. La raison est loin de gouverner l'homme, même si ses pouvoirs demeurent réels. René Girard a montré avec pertinence que le mouvement rationaliste devait ses racines au christianisme, soit à la religion qu'il a combattue comme un fils son père. Non pas le christianisme du coeur ou de l'intériorité spirituelle, mais ce christianisme dogmatique, de la cité des hommes, devenu si fou qu'il engendra le mythe impressionnant de la Légende du Grand Inquisiteur chez l'incomparable Dostoievski.
Justement, le grand reproche qui est adressé au christianisme porte sur le devenir de cette violence mise à jour. Défendre les victimes, le parti-pris est un bouleversement humain insigne, mais que fait-on de cette violence, dont il ne faut pas oublier qu'elle participe du désir et qu'elle est source d'une grande force et d'une grande énergie? Je me souviens d'un théologien et philosophe musulman algérien (fort valeureux, celui-là, à l'inverse des énergumènes énervés qui sévissent sur certaines chaînes du câble), qui, si je me souviens, expliquait que l'Islam refusait de condamner la violence en tant que telle. La vengeance et la défense trouvaient ainsi une légitimité, faute de quoi le commandement conduisait à l'hypocrisie.
Il est vrai que, dans le Nouveau Testament, Jésus appelle à tendre la joue gauche quand on vous frappe la droite. Je me montrerais sceptique sur cette non-violence si extrême qu'elle en devient extrémiste. Car Jésus est ce même qui renverse les marchands du Temple et leurs colifichets avec une vigueur (heureusement) peu bêlante, tant il est vrai que l'amour du voisin n'est pas la soumission aveugle à ses moindres desiderata.
L'Occident a tant et si bien rationalisé ses lois et ses moeurs que, bon an mal an, il parvient à diminuer la violence institutionnelle. La disparition de l'esclavage et l'avènement de la démocratie constituent les deux pierres d'angle de cette mutation profonde. Il est certain que, pour n'avoir pas posé le devenir de cette mutation, la violence a investi d'autres formes. D'institutionnalisée et d'encadrée, elle s'est adaptée à la condamnation officielle et à sa mise en lumière. Ce n'est pas un hasard si le féminisme est intervenu comme l'émancipation emblématique du vingtième siècle. Le décryptage de la violence ne pouvait que sonner le glas du machisme et l'affirmation du féminisme. La violence s'est transformée : de soumise à des normes cruelles et horribles, elle est devenue diffuse et incontrôlable. Voilà pourquoi des théories toutes faites ont prétendu à son éradication.
La règne de la perfection est bien l'émanation de la raison. Il faut suivre aveuglément la raison pour penser que le réel peut accoucher d'une perfection dont on remarquera qu'elle descend toujours des formes du raisonnement et non de l'expérience. La perfection idéale n'est pas tant la promesse d'une réalisation à venir que la mirage de lumières aveuglées par leurs productions. La raison en théorisant simplifie toujours le réel, a fortiori quand elle croit en exprimer et en saisir sa quintessence.
Le communisme, le nazisme ont été les monstres du rationalisme triomphant et les contreparties de la démocratie et de l'abolition de l'esclavage. Au siècle où les femmes ont le droit de voter, jamais il n'y eut tant de guerres et de massacres en tous genres! La raison, bien qu'effarante, en est simple : la raison a cru se substituer à l'empire de la violence par l'exercice de ses simples (quoique tortueuses et complexes) théories.
En réalité, elle n'a fait que déplacer le problème. La formidable soif de mort et de destruction qui, dans une réduplication ontologique, assaille l'homme, ne saurait être contentée par l'hypothèque de beaux mots découlant de belles âmes transies. Dionysos contre le Crucifié? En réalité, il se pourrait que cet affrontement soit étranger à la réelle bataille qui attend l'homme et que cette mise en bouche préalable annonce le véritable défi si l'homme ne veut pas disparaître sous les coups de buttoir de la formidable violence qui habite le réel dont il fait partie (qu'il le veuille ou non).
Car le seul moyen pour l'homme d'affronter efficacement la violence n'est pas dans l'exhumation de telle ou telle faculté qui l'habite. L'homme est impuissant face au flot de violence qui parcourt le monde et lui permet de subsister. Sans la violence, le réel aurait disparu depuis belle lurette. L'homme aimerait sans doute être le roi d'un royaume qui n'est pas de ce monde. S'il veut encore appartenir à l'ordre des formes réelles, et non pas aux ombres du passé consumé, il lui faudra respecter la loi de son désir. Plus simple qu'un impératif catégorique, celle-ci énonce que le désir suit les linéaments tortueux du devenir. Soit : le désir n'est pas incomplet, il permet l'avènement de la répétition et de l'originalité.
Sans cette nouveauté, l'homme devrait affronter la répétition de la rengaine démocratique, selon laquelle la violence s'est abolie en un tour de mains. En réalité, la démocratie n'est compatible qu'avec l'annonce d'un but en mesure d'absorber les formidables réserves d'énergie qui animent l'homme et augurent d'horizons plus optimistes que ceux que réservent les puits de pétroles à l'ombre des dunes du désert. Cette manne prophétique n'est pas le nouvel or vert censé succéder au précédent. Il est vrai que les problèmes environnementaux qu'il rencontre actuellement ne sont que la conséquence de cette violence qu'il s'est imaginé retourner contre le monde, alors qu'il se l'infligeait avec une vigueur sans aménité.
La véritable solution qui attend l'homme réside dans le repoussement des frontières de son monde vers cet extérieur inconnu, qui le fascine autant qu'il le terrifie. L'univers est infini. Voilà qui plante le décor de la nouvelle conquête humaine. La colonisation de l'espace est le seul moyen qui permettra à l'homme d'échapper à ses démons et d'utiliser à bon escient la violence qui l'habite. Sans sens, l'homme est condamné à se dévorer lui-même. Héraclite a dit quelque chose comme : "Mieux vaudrait pour les hommes que n'arrivât point ce qu'ils désirent". Loin d'être l'erreur de fabrication qui le condamna à la disparition, la violence est le ressort qui le sauve. C'est elle qui lui a permis de triompher de ses rivaux hominidés, dont la douceur et la mollesse rappellent étrangement ces pauvres Vaudois massacrés que Voltaire évoque dans le Traité sur la tolérance. C'est elle qui lui autorisera à poursuivre sa route vers cet extérieur dont il ne cesse de repousser les limites. Souvenons-nous : Asimov était le Verne du vingtième. L'espace était son Dieu.
Que le siècle qui se voulut le siècle de la liberté et de la paix se soit révélé le plus meurtrier (selon la constatation étonnée de Revel et, aussi je crois, de Furet) n'est pas un mince paradoxe. Ce n'est pas pour autant une surprise. Car le grand mouvement lancé contre la violence atavique, le système politique classique, a autant consisté à s'attaquer aux phénomènes de boucs émissaires et à l'équilibre de l'institution sociale qu'à instaurer la prédominance de la rationalité.
Ce mouvement possède des racines amples, qui plongent dans la Renaissance, et surtout dans le siècle des Lumières. Sans doute cette foi dans la raison cache quelque aveuglement quant à la puissance réelle de cette faculté si limitée. La raison est loin de gouverner l'homme, même si ses pouvoirs demeurent réels. René Girard a montré avec pertinence que le mouvement rationaliste devait ses racines au christianisme, soit à la religion qu'il a combattue comme un fils son père. Non pas le christianisme du coeur ou de l'intériorité spirituelle, mais ce christianisme dogmatique, de la cité des hommes, devenu si fou qu'il engendra le mythe impressionnant de la Légende du Grand Inquisiteur chez l'incomparable Dostoievski.
Justement, le grand reproche qui est adressé au christianisme porte sur le devenir de cette violence mise à jour. Défendre les victimes, le parti-pris est un bouleversement humain insigne, mais que fait-on de cette violence, dont il ne faut pas oublier qu'elle participe du désir et qu'elle est source d'une grande force et d'une grande énergie? Je me souviens d'un théologien et philosophe musulman algérien (fort valeureux, celui-là, à l'inverse des énergumènes énervés qui sévissent sur certaines chaînes du câble), qui, si je me souviens, expliquait que l'Islam refusait de condamner la violence en tant que telle. La vengeance et la défense trouvaient ainsi une légitimité, faute de quoi le commandement conduisait à l'hypocrisie.
Il est vrai que, dans le Nouveau Testament, Jésus appelle à tendre la joue gauche quand on vous frappe la droite. Je me montrerais sceptique sur cette non-violence si extrême qu'elle en devient extrémiste. Car Jésus est ce même qui renverse les marchands du Temple et leurs colifichets avec une vigueur (heureusement) peu bêlante, tant il est vrai que l'amour du voisin n'est pas la soumission aveugle à ses moindres desiderata.
L'Occident a tant et si bien rationalisé ses lois et ses moeurs que, bon an mal an, il parvient à diminuer la violence institutionnelle. La disparition de l'esclavage et l'avènement de la démocratie constituent les deux pierres d'angle de cette mutation profonde. Il est certain que, pour n'avoir pas posé le devenir de cette mutation, la violence a investi d'autres formes. D'institutionnalisée et d'encadrée, elle s'est adaptée à la condamnation officielle et à sa mise en lumière. Ce n'est pas un hasard si le féminisme est intervenu comme l'émancipation emblématique du vingtième siècle. Le décryptage de la violence ne pouvait que sonner le glas du machisme et l'affirmation du féminisme. La violence s'est transformée : de soumise à des normes cruelles et horribles, elle est devenue diffuse et incontrôlable. Voilà pourquoi des théories toutes faites ont prétendu à son éradication.
La règne de la perfection est bien l'émanation de la raison. Il faut suivre aveuglément la raison pour penser que le réel peut accoucher d'une perfection dont on remarquera qu'elle descend toujours des formes du raisonnement et non de l'expérience. La perfection idéale n'est pas tant la promesse d'une réalisation à venir que la mirage de lumières aveuglées par leurs productions. La raison en théorisant simplifie toujours le réel, a fortiori quand elle croit en exprimer et en saisir sa quintessence.
Le communisme, le nazisme ont été les monstres du rationalisme triomphant et les contreparties de la démocratie et de l'abolition de l'esclavage. Au siècle où les femmes ont le droit de voter, jamais il n'y eut tant de guerres et de massacres en tous genres! La raison, bien qu'effarante, en est simple : la raison a cru se substituer à l'empire de la violence par l'exercice de ses simples (quoique tortueuses et complexes) théories.
En réalité, elle n'a fait que déplacer le problème. La formidable soif de mort et de destruction qui, dans une réduplication ontologique, assaille l'homme, ne saurait être contentée par l'hypothèque de beaux mots découlant de belles âmes transies. Dionysos contre le Crucifié? En réalité, il se pourrait que cet affrontement soit étranger à la réelle bataille qui attend l'homme et que cette mise en bouche préalable annonce le véritable défi si l'homme ne veut pas disparaître sous les coups de buttoir de la formidable violence qui habite le réel dont il fait partie (qu'il le veuille ou non).
Car le seul moyen pour l'homme d'affronter efficacement la violence n'est pas dans l'exhumation de telle ou telle faculté qui l'habite. L'homme est impuissant face au flot de violence qui parcourt le monde et lui permet de subsister. Sans la violence, le réel aurait disparu depuis belle lurette. L'homme aimerait sans doute être le roi d'un royaume qui n'est pas de ce monde. S'il veut encore appartenir à l'ordre des formes réelles, et non pas aux ombres du passé consumé, il lui faudra respecter la loi de son désir. Plus simple qu'un impératif catégorique, celle-ci énonce que le désir suit les linéaments tortueux du devenir. Soit : le désir n'est pas incomplet, il permet l'avènement de la répétition et de l'originalité.
Sans cette nouveauté, l'homme devrait affronter la répétition de la rengaine démocratique, selon laquelle la violence s'est abolie en un tour de mains. En réalité, la démocratie n'est compatible qu'avec l'annonce d'un but en mesure d'absorber les formidables réserves d'énergie qui animent l'homme et augurent d'horizons plus optimistes que ceux que réservent les puits de pétroles à l'ombre des dunes du désert. Cette manne prophétique n'est pas le nouvel or vert censé succéder au précédent. Il est vrai que les problèmes environnementaux qu'il rencontre actuellement ne sont que la conséquence de cette violence qu'il s'est imaginé retourner contre le monde, alors qu'il se l'infligeait avec une vigueur sans aménité.
La véritable solution qui attend l'homme réside dans le repoussement des frontières de son monde vers cet extérieur inconnu, qui le fascine autant qu'il le terrifie. L'univers est infini. Voilà qui plante le décor de la nouvelle conquête humaine. La colonisation de l'espace est le seul moyen qui permettra à l'homme d'échapper à ses démons et d'utiliser à bon escient la violence qui l'habite. Sans sens, l'homme est condamné à se dévorer lui-même. Héraclite a dit quelque chose comme : "Mieux vaudrait pour les hommes que n'arrivât point ce qu'ils désirent". Loin d'être l'erreur de fabrication qui le condamna à la disparition, la violence est le ressort qui le sauve. C'est elle qui lui a permis de triompher de ses rivaux hominidés, dont la douceur et la mollesse rappellent étrangement ces pauvres Vaudois massacrés que Voltaire évoque dans le Traité sur la tolérance. C'est elle qui lui autorisera à poursuivre sa route vers cet extérieur dont il ne cesse de repousser les limites. Souvenons-nous : Asimov était le Verne du vingtième. L'espace était son Dieu.
vendredi, mars 23, 2007
mercredi, mars 21, 2007
Bas les masques !
Vu l'émission de Dumas. C'est drôle, Dumas, à l'exception d'un avocat, qu'on entend peu, à part quelques sarcasmes bien sentis, n'a invité que des partisans de la pratique prostitutionnelle. Loin de se livrer à une apologie inconditionnelle, elle a, avec une grande finesse, par touches imperceptibles, démasqué les faux discours et les compromissions éculées. Parmi les invités, on trouvait, qu'on en juge :
- Massimo Gargia, qui nous expliqua doctement qu'il avait séduit, sur ses simples charmes, quelques professionnelles. Je passe sur le cas affligeant de la téléréalité.
- Frank Spengler, directeur des éditions Blanche. Le pedigree de l'énergumène en dirait-il davantage qu'un long discours? Ce fils de Régine Desforges et d'un industriel n'a rien trouvé de mieux, après plusieurs tâtonnements, que d'ouvrir une maison spécialisée dans l'érotisme. Il édite ainsi l'écrivain Alain Soral, célèbre pour ses provocations homophobes, antisémites et machistes et pour son ralliement au FN, en tant que proche de Marine Le Pen et conseiller du président. Il s'est en outre signalé pour "avoir publié en janvier 2003 Serial Fucker, journal d'un barebacker, un livre d'Eric Rémès qui lance un appel à la contamination des militants d'Act Up-Paris. Dans ce même livre, l'auteur prodigue des conseils sur la manière de contaminer quelqu'un à son insu en découpant au rasoir le bout d'un préservatif ou en le perçant de coups d'aiguille" (je cite un communiqué d'Act Up, bien que je n'aie rien à voir avec cette association). Quoi qu'il en soit : le moins qu'on puisse dire, c'est que Spengler témoigne d'une fascination aussi ambiguë que prononcée pour la violence. Avec une constante, qu'il importe de démasquer : dans toutes ses prises de position, ses transgressions reviennent chaque fois à légitimer les formes classiques de totalitarisme sexuel, au nom, bien entendu, de la liberté d'expression et de la provocation. Quant à ses arguments sur le plateau, tout aussi attendus, il expliquera qu'il est un client irrégulier, parfois compulsif, parfois absent. Il considère que la prostitution est compatible avec le mariage et ne correspond pas à de l'infidélité. La prostitution lui permet d'assouvir certains fantasmes en marge du mariage, avec le consentement tacite de son épouse - il va sans dire, aux oreilles des bouseux, que les époux qui se respectent n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre. A bon entendeur...
- Claude Dubois (et non Jean-Paul, comme je l'avais cru initialement!) : cet obscur écrivain a grandi dans une famille où le père fréquentait le bordel et s'en vantait en toute liberté. Dubois invoque d'ailleurs souvent la liberté pour justifier de sa pratique assidue des personnes prostituées. Il n'hésite pas à entrer dans les détails pour expliquer l'excitation sexuelle qu'entraîne chez lui une passe. Il se justifie de son immoralité supposée et de son infidélité conjugale en expliquant que lorsque son épouse est tombée malade, il est restée à ses côtés durant quatre ans et demi, contrairement à beaucoup d'hommes. L'argument qui consiste à invoquer la morale pour justifier ses actes les moins avouables se nomme de la crapulerie. En l'occurrence, Dubois ne s'en cache pas. C'est donc de la perversion. Ah, j'oubliais : Dubois nous signale qu'il est doté d'une libido débordante, ce qui explique son recours compulsif à la prostitution. Dernier détail : le coût faramineux des passes pour le client. Si Dubois se rend aussi souvent qu'il le prétend chez ses chères péripatéticiennes, il ne nous précise jamais l'argent qu'il débourses pour satisfaire à ses lubies désintéressées. Cet aspect de la question n'a d'ailleurs jamais été évoqué, alors qu'il est crucial et explique l'élitisme forcené qu'implique la prostitution.
- Sonia, 55 ans, prostituée belge exerçant dans une vitrine à Bruxelles. Sonia se lance dans l'éloge vibrant et passionné de la prostitution : elle aime ses clients, qui le lui rendent bien; elle leur prodigue des conseils psychologiques, sexologiques, thérapeutiques (phénoménologiques?). L'avocat remarque que Sonia présente un panel de qualités éclatantes. Sonia ne s'est pas privée d'expliquer qu'elle recevait un grand nombre d'hommes mariés et qu'elle sauvait bien des couples de la séparation et du désamour. Dumas lui demande quand même si elle parvient à conjuguer le sexe professionnel et l'amour hors travail. Sonia lâche une première perle : son travail n'est certes pas envisageable pour toutes les personnes. Il faut être fait pour ça, nous explique-t-elle doctement, c'est-à-dire être capable d'écarter les cuisses sans y mêler les sentiments (sic). Sonia estime y parvenir sans problème, objet sexuel et psychologique de midi à dix-huit heures, et retrouver une condition radieuse à vingt, femme comblée. On aimerait demander à Sonia, qui a oublié que la prostitution n'était pas qu'une affaire de femmes, mais qu'elle s'adressait (quasi) exclusivement au public masculin, si les travestis et les homosexuels prostitués n'éprouvaient aucune peine à écarter les fesses. Le temps ne nous est pas accordé d'entrer dans ces considérations saugrenues. Sonia a déjà accouché, si l'on ose dire, de sa deuxième perle : grâce à la perspicacité de Dumas, plus fine que la débat aguicheur qu'elle propose (pour les besoins de l'Audimat?), nous apprenons que notre hétaïre belge, lectrice assidue de Husserl, Wittgenstein et Lacan, a été violée à six ans, sans qu'il entre la moindre corrélation entre ce drame trop tu et son évolution future (vers la prostitution). Bien entendu.
J'en arrête là, lassé de ces billevesées, qui toujours empruntent les mêmes trajectoires et les mêmes détours. Plus que jamais, cette émission démontre à quel point la prostitution est défendue par ceux qui légitiment, souvent à leur corps défendant, la violence machiste, qu'ils travestissent en nécessité physiologique, voire, ritournelle plus envoûtante encore par les temps qui courent, en apologie de la liberté (question à la Ponce Pilate : qu'est-ce que la liberté? Faire n'importe quoi?). Messieurs les censeurs, plus que jamais, encore un effort! Car le temps qui passe ne vous est pas favorable, ne vous déplaise. Il dévoile votre formidable aveuglement face à la violence que vous cautionnez. Bas les masques?
- Massimo Gargia, qui nous expliqua doctement qu'il avait séduit, sur ses simples charmes, quelques professionnelles. Je passe sur le cas affligeant de la téléréalité.
- Frank Spengler, directeur des éditions Blanche. Le pedigree de l'énergumène en dirait-il davantage qu'un long discours? Ce fils de Régine Desforges et d'un industriel n'a rien trouvé de mieux, après plusieurs tâtonnements, que d'ouvrir une maison spécialisée dans l'érotisme. Il édite ainsi l'écrivain Alain Soral, célèbre pour ses provocations homophobes, antisémites et machistes et pour son ralliement au FN, en tant que proche de Marine Le Pen et conseiller du président. Il s'est en outre signalé pour "avoir publié en janvier 2003 Serial Fucker, journal d'un barebacker, un livre d'Eric Rémès qui lance un appel à la contamination des militants d'Act Up-Paris. Dans ce même livre, l'auteur prodigue des conseils sur la manière de contaminer quelqu'un à son insu en découpant au rasoir le bout d'un préservatif ou en le perçant de coups d'aiguille" (je cite un communiqué d'Act Up, bien que je n'aie rien à voir avec cette association). Quoi qu'il en soit : le moins qu'on puisse dire, c'est que Spengler témoigne d'une fascination aussi ambiguë que prononcée pour la violence. Avec une constante, qu'il importe de démasquer : dans toutes ses prises de position, ses transgressions reviennent chaque fois à légitimer les formes classiques de totalitarisme sexuel, au nom, bien entendu, de la liberté d'expression et de la provocation. Quant à ses arguments sur le plateau, tout aussi attendus, il expliquera qu'il est un client irrégulier, parfois compulsif, parfois absent. Il considère que la prostitution est compatible avec le mariage et ne correspond pas à de l'infidélité. La prostitution lui permet d'assouvir certains fantasmes en marge du mariage, avec le consentement tacite de son épouse - il va sans dire, aux oreilles des bouseux, que les époux qui se respectent n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre. A bon entendeur...
- Claude Dubois (et non Jean-Paul, comme je l'avais cru initialement!) : cet obscur écrivain a grandi dans une famille où le père fréquentait le bordel et s'en vantait en toute liberté. Dubois invoque d'ailleurs souvent la liberté pour justifier de sa pratique assidue des personnes prostituées. Il n'hésite pas à entrer dans les détails pour expliquer l'excitation sexuelle qu'entraîne chez lui une passe. Il se justifie de son immoralité supposée et de son infidélité conjugale en expliquant que lorsque son épouse est tombée malade, il est restée à ses côtés durant quatre ans et demi, contrairement à beaucoup d'hommes. L'argument qui consiste à invoquer la morale pour justifier ses actes les moins avouables se nomme de la crapulerie. En l'occurrence, Dubois ne s'en cache pas. C'est donc de la perversion. Ah, j'oubliais : Dubois nous signale qu'il est doté d'une libido débordante, ce qui explique son recours compulsif à la prostitution. Dernier détail : le coût faramineux des passes pour le client. Si Dubois se rend aussi souvent qu'il le prétend chez ses chères péripatéticiennes, il ne nous précise jamais l'argent qu'il débourses pour satisfaire à ses lubies désintéressées. Cet aspect de la question n'a d'ailleurs jamais été évoqué, alors qu'il est crucial et explique l'élitisme forcené qu'implique la prostitution.
- Sonia, 55 ans, prostituée belge exerçant dans une vitrine à Bruxelles. Sonia se lance dans l'éloge vibrant et passionné de la prostitution : elle aime ses clients, qui le lui rendent bien; elle leur prodigue des conseils psychologiques, sexologiques, thérapeutiques (phénoménologiques?). L'avocat remarque que Sonia présente un panel de qualités éclatantes. Sonia ne s'est pas privée d'expliquer qu'elle recevait un grand nombre d'hommes mariés et qu'elle sauvait bien des couples de la séparation et du désamour. Dumas lui demande quand même si elle parvient à conjuguer le sexe professionnel et l'amour hors travail. Sonia lâche une première perle : son travail n'est certes pas envisageable pour toutes les personnes. Il faut être fait pour ça, nous explique-t-elle doctement, c'est-à-dire être capable d'écarter les cuisses sans y mêler les sentiments (sic). Sonia estime y parvenir sans problème, objet sexuel et psychologique de midi à dix-huit heures, et retrouver une condition radieuse à vingt, femme comblée. On aimerait demander à Sonia, qui a oublié que la prostitution n'était pas qu'une affaire de femmes, mais qu'elle s'adressait (quasi) exclusivement au public masculin, si les travestis et les homosexuels prostitués n'éprouvaient aucune peine à écarter les fesses. Le temps ne nous est pas accordé d'entrer dans ces considérations saugrenues. Sonia a déjà accouché, si l'on ose dire, de sa deuxième perle : grâce à la perspicacité de Dumas, plus fine que la débat aguicheur qu'elle propose (pour les besoins de l'Audimat?), nous apprenons que notre hétaïre belge, lectrice assidue de Husserl, Wittgenstein et Lacan, a été violée à six ans, sans qu'il entre la moindre corrélation entre ce drame trop tu et son évolution future (vers la prostitution). Bien entendu.
J'en arrête là, lassé de ces billevesées, qui toujours empruntent les mêmes trajectoires et les mêmes détours. Plus que jamais, cette émission démontre à quel point la prostitution est défendue par ceux qui légitiment, souvent à leur corps défendant, la violence machiste, qu'ils travestissent en nécessité physiologique, voire, ritournelle plus envoûtante encore par les temps qui courent, en apologie de la liberté (question à la Ponce Pilate : qu'est-ce que la liberté? Faire n'importe quoi?). Messieurs les censeurs, plus que jamais, encore un effort! Car le temps qui passe ne vous est pas favorable, ne vous déplaise. Il dévoile votre formidable aveuglement face à la violence que vous cautionnez. Bas les masques?
Anticipation
Voir ou ne pas voir
Telle est la question.
Avant même de voir (ou pas) l'émission de Mireille Dumas de ce soir, consacrée à la prostitution, je prévois, peut-être à tort, la répétition convenue des vieux malentendus. Pourquoi à chaque fois qu'on évoque ce sujet sensible, ce sujet qui sent la poudre parce qu'il interroge notre part la plus intime, celle qui nous tient le plus à coeur, et que nous aimerions sans doute rendre étrangère à nous-mêmes, faut-il cette somme harassante de préjugés et de redites?
On m'objectera sans doute que je n'ai pas vu l'émission, intitulée de façon prémonitoire Bas les masques!. Fort bien. Mais quand je vois que les invités sont Massimo Gargia, un éditeur, un écrivain (Claude Dubois) et l'acteur Fabrice Lucchini, je me dis qu'une fois de plus, les tabous tenaces qui permettent à la solide institution de la prostitution de perdurer ont la vie belle.
On m'objectera au surplus que des prostitués et des clients sont invités et donneront leur témoignage éclairé. Pour avoir assisté au tragique malentendu de ces hommes et de ces femmes qui viennent dire une vérité qui ne correspond en rien à celle du trottoir, celle que je connais, moi qui sors à la rencontre de ces personnes depuis bientôt sept ans (eh oui, que le temps passe!), je ne suis pas dupe de l'erreur, quand ce n'est pas du mensonge.
Et que l'on ne vienne pas, les sabots crottés et la mine enfarinée, m'expliquer que je parle à la place des personnes prostituées. Je ne fais que constater le caractère biaisée (faut-il s'en étonner ou s'en émouvoir?) de toute parole soumise à la violence extrême et au mensonge généralisé, qui empêche une prise de conscience politique et sociétale.
J'en vois d'ici d'aucuns me parler de la condition des SDF, qui, eux, se plaignent de leur précarité, alors que la parole des personnes prostituées varient de la dénonciation à la revendication de légitimation, en passant par toutes les positions imaginables. Cet argument est faux, en ce que les associations au contact trouvent de nombreux et troublants points communs entre les deux situations de précarité. Alors, pourquoi les SDF interrogés dénoncent-ils toujours leur exclusion, quand les personnes prostituées laissent entendre un son de cloche si mitigé, si frileux, quand il n'est pas carrément réglementariste?
Peut-être faut-il chercher les causes du malentendu dans le trouble que ne manque pas de susciter l'argent chaque fois qu'il pointe le bout de son nez? Soit la présence d'un intérêt fort, en mesure d'expliquer la légitimation de la prostitution et la condamnation de la clochardisation. Quel serait l'intérêt du clochard à dormir sur le trottoir? Il n'y gagne en effet rien. Encore que je connaisse certains clochards déséquilibrés (l'un fort savant et philologue, fils de riche famille et atteint d'une psychose maniaco-dépressive, de l'avis d'un psychiatre) exigeant le droit de dormir dehors en plein hiver. Parlera-t-on à son endroit de consentement devant lequel il faut s'incliner toutes affaires cessantes? Est-on libre de risquer la mort et la déchéance, comme ces nombreux cas de malheureux hères préférant affronter les affres du froid que l'humiliation d'un accueil en foyers (fort peu hospitaliers, il est vrai, dans leur ensemble)?
Ce qui choque avec les SDF laisserait songeur, quand ce n'est pas de marbre, pour les personnes prostituées, à cause des fortes sommes d'argent que génère la prostitution? On se souvient des rengaines que ne manque jamais de dégainer le grand public mal informé (et qui délivre d'autant plus son avis définitif qu'il se targue avec honnêteté de ne rien connaître à la situation) : les putes aiment coucher, elles aiment la thune, si elles le font, y'a bien une raison, etc. Il n'est pas jusqu'à cet inspecteur de la Brigade des moeurs qui me laissa entendre qu'il partageait ma position pour les prostituées slaves ou africaines, mais qu'il en connaissait de libres et de riches par ailleurs. Je pouvais le croire sur parole!
Outre qu'il mentait (elles étaient si libres que leur Jules, dans une délicieuse polysémie, n'était autre que leur mari, selon une tradition solide dans le milieu classique du proxénétisme), il se récria et poussa des cris d'orfraie quand je lui soumis l'éventualité de proposer à sa fille la voie lucrative de la prostitution plutôt que les difficiles études d'avocat auxquelles elle s'astreignait, qui plus est de mauvaise grâce. Que diable laissait-il la pauvre enfant suer eau et sang, alors que se dessinait pour elle une alternative lucrative ? Il n'en était pas question! Jamais pour sa fille!
Je me refusai à comprendre plus avant la duplicité d'un tel discours, qui consiste à juger bon pour les opprimés et les déshérités ce qui est de l'ordre de l'inconcevable pour les familiers, voire les rejetons de sa chair.
Et si cette redoutable propension à légitimer la prostitution n'était pas l'expression de la vérité? Non que j'adhère subitement aux arguties des réglementaristes et affidés, pour qui la prostitution, pour être le plus vieux métier du monde, n'est jamais qu'un métier comme un autre, appelé à se libéraliser dans tous les sens du terme : soit à connaître, après les affres du proxénétisme, les havres de la félicité.
Je connais trop ce milieu pour savoir ce que cache les promesses de lendemains qui chantent (faux). Un peu comme pour l'intervention en Irak, au nom du Bien, les discours de libération de la prostitution ne sont que les paravents qui permettent aux crapules du crime international de légaliser la plus lucrative des activités. Rendre admissible le crime, quelle prouesse!
Justement, je ne peux manquer de citer la violence du proxénétisme, la violence de la prostitution, la violence du client, la violence de la légitimation sociale, la violence de cet argent qui pour le coup tue (sans que l'argent soit le responsable des tristes débordements -trop- humains qu'il génère) en évoquant le pénible, quoique passionnant, sujet de la prostitution. Serait-ce que la prostitution, thème politique et philosophique par excellence, soit le point de ralliement, le panache sombre, de la violence qui ne dit pas son nom - soit de l'essentiel de la violence que l'homme expérimente, le plus souvent à son corps défendant et en hurlant non?
Allons plus loin : si la prostitution génère autant de violence et de légitimation, en toute bonne foi, c'est que le sexe lui-même, cet objet de tous les tabous et les interdits, qu'on voudrait libérer, y compris en le dérégulant, contient cette formidable violence en son coeur - pour le meilleur et pour le pire. Face solaire et ombre sombre qui expliquent que le lieu de la violence paroxystique, celui de la contrainte et de l'oppression, celui de la destruction (de l'identité en particulier) et de l'exploitation soit parfois perçu comme la simple condamnation de ce qui ressortit du préjugé atavique et de la haine du sexe (donc de la pudibonderie bien comprise).
Dans tous les cas, un constat : la violence est reconnue. Seul diffère le diagnostic, essentiel : pour les uns, la prostitution est une violence; pour les autres, ce sont les préjugés qui constituent la violence - la prostitution étant une activité comme une autre, qui rompra avec la violence en quittant le domaine de l'interdit.
Le sexe n'est le réceptacle de la violence qu'en tant qu'il est le lieu par excellence de la vie et du lien avec le réel. Comme si la création n'allait pas sans une débauche d'énergie et de violence. Rappelons-nous que désir et violence ne font qu'un et que ce qu'on loue comme mécanisme positif ne diffère de la violence stipendiée que par ses effets sur l'homme.
La reconnaissance de la prostitution passe par la reconnaissance de la violence sexuelle. Celle qui explique (enfin) les viols, les déviances sado-masochistes, les conduites (auto)destructrices, les conjoints battus et harcelés, singulièrement les femmes, ces créatures plus faibles, le machisme, où la femme devient le bouc-émissaire de la violence inter-sexuelle (pas seulement). Les tenants de la marchandisation du sexe ont bien compris cette donnée fondamentale, eux qui expliquent que la marchandisation du sexe régulera et réglera la violence.
Je me souviens d'un article de Iacub dans Le Monde des livres, où l'auteur, "à l'instar de beaucoup de féministes américaines" révèle "sans fioritures qu'au commencement, à la base, dans la structure des relations entre les sexes, "il y a le Viol". Cette simplification abusive et extrémiste du sexe à la pure violence en dit sans doute plus long sur les fantasme ou la mauvaise foi qui agitent l'auteur de cet article qui se veut transgressif et provocant.
Il n'est jamais que l'expression de la banalisation de la violence, selon laquelle la violence est une donnée brute, qu'on ne peut qu'accepter. La seule manière de contrer la violence dont on est victime revient à y opposer une violence supérieure, afin de rendre coup pour coup. Cette conception mercantile (et non biblique) se réclame de la longue et glorieuse tradition du totalitarisme classique. Point n'est besoin d'avoir lu les travaux de Girard pour sentir poindre non loin la manifestation essentielle du bouc émissaire. En l'occurrence, le bouc émissaire de cette violence, ce sont les personnes prostituées (mais aussi les clients, en tant que complices de la tragi-comédie). Je reviendrai plus tard sur l'article de Iacub et le compte-rendu effarant qu'elle dresse du King Kong Theory de Despentes.
Pour le moment, je me bornerai à constater que le progressisme éclairé implique l'éradication de la prostitution, comme la suite logique des combats, qui démystifièrent l'esclavage, le colonialisme, le machisme et le totalitarisme, puis entraînèrent leur mise hors la loi (du moins, en terre d'Occident, ce qui n'est pas un mince paradoxe, à l'heure où certaines consciences victimaires aimeraient à faire de l'Occident le Grand Méchant Loup). La prostitution n'est que le chaînon manquant de la sexualité, qui veut que l'humanité se soit attaquée à la violence comme au problème crucial de l'organisation politique. Pour le meilleur et pour le pire. Pour l'instant.
Telle est la question.
Avant même de voir (ou pas) l'émission de Mireille Dumas de ce soir, consacrée à la prostitution, je prévois, peut-être à tort, la répétition convenue des vieux malentendus. Pourquoi à chaque fois qu'on évoque ce sujet sensible, ce sujet qui sent la poudre parce qu'il interroge notre part la plus intime, celle qui nous tient le plus à coeur, et que nous aimerions sans doute rendre étrangère à nous-mêmes, faut-il cette somme harassante de préjugés et de redites?
On m'objectera sans doute que je n'ai pas vu l'émission, intitulée de façon prémonitoire Bas les masques!. Fort bien. Mais quand je vois que les invités sont Massimo Gargia, un éditeur, un écrivain (Claude Dubois) et l'acteur Fabrice Lucchini, je me dis qu'une fois de plus, les tabous tenaces qui permettent à la solide institution de la prostitution de perdurer ont la vie belle.
On m'objectera au surplus que des prostitués et des clients sont invités et donneront leur témoignage éclairé. Pour avoir assisté au tragique malentendu de ces hommes et de ces femmes qui viennent dire une vérité qui ne correspond en rien à celle du trottoir, celle que je connais, moi qui sors à la rencontre de ces personnes depuis bientôt sept ans (eh oui, que le temps passe!), je ne suis pas dupe de l'erreur, quand ce n'est pas du mensonge.
Et que l'on ne vienne pas, les sabots crottés et la mine enfarinée, m'expliquer que je parle à la place des personnes prostituées. Je ne fais que constater le caractère biaisée (faut-il s'en étonner ou s'en émouvoir?) de toute parole soumise à la violence extrême et au mensonge généralisé, qui empêche une prise de conscience politique et sociétale.
J'en vois d'ici d'aucuns me parler de la condition des SDF, qui, eux, se plaignent de leur précarité, alors que la parole des personnes prostituées varient de la dénonciation à la revendication de légitimation, en passant par toutes les positions imaginables. Cet argument est faux, en ce que les associations au contact trouvent de nombreux et troublants points communs entre les deux situations de précarité. Alors, pourquoi les SDF interrogés dénoncent-ils toujours leur exclusion, quand les personnes prostituées laissent entendre un son de cloche si mitigé, si frileux, quand il n'est pas carrément réglementariste?
Peut-être faut-il chercher les causes du malentendu dans le trouble que ne manque pas de susciter l'argent chaque fois qu'il pointe le bout de son nez? Soit la présence d'un intérêt fort, en mesure d'expliquer la légitimation de la prostitution et la condamnation de la clochardisation. Quel serait l'intérêt du clochard à dormir sur le trottoir? Il n'y gagne en effet rien. Encore que je connaisse certains clochards déséquilibrés (l'un fort savant et philologue, fils de riche famille et atteint d'une psychose maniaco-dépressive, de l'avis d'un psychiatre) exigeant le droit de dormir dehors en plein hiver. Parlera-t-on à son endroit de consentement devant lequel il faut s'incliner toutes affaires cessantes? Est-on libre de risquer la mort et la déchéance, comme ces nombreux cas de malheureux hères préférant affronter les affres du froid que l'humiliation d'un accueil en foyers (fort peu hospitaliers, il est vrai, dans leur ensemble)?
Ce qui choque avec les SDF laisserait songeur, quand ce n'est pas de marbre, pour les personnes prostituées, à cause des fortes sommes d'argent que génère la prostitution? On se souvient des rengaines que ne manque jamais de dégainer le grand public mal informé (et qui délivre d'autant plus son avis définitif qu'il se targue avec honnêteté de ne rien connaître à la situation) : les putes aiment coucher, elles aiment la thune, si elles le font, y'a bien une raison, etc. Il n'est pas jusqu'à cet inspecteur de la Brigade des moeurs qui me laissa entendre qu'il partageait ma position pour les prostituées slaves ou africaines, mais qu'il en connaissait de libres et de riches par ailleurs. Je pouvais le croire sur parole!
Outre qu'il mentait (elles étaient si libres que leur Jules, dans une délicieuse polysémie, n'était autre que leur mari, selon une tradition solide dans le milieu classique du proxénétisme), il se récria et poussa des cris d'orfraie quand je lui soumis l'éventualité de proposer à sa fille la voie lucrative de la prostitution plutôt que les difficiles études d'avocat auxquelles elle s'astreignait, qui plus est de mauvaise grâce. Que diable laissait-il la pauvre enfant suer eau et sang, alors que se dessinait pour elle une alternative lucrative ? Il n'en était pas question! Jamais pour sa fille!
Je me refusai à comprendre plus avant la duplicité d'un tel discours, qui consiste à juger bon pour les opprimés et les déshérités ce qui est de l'ordre de l'inconcevable pour les familiers, voire les rejetons de sa chair.
Et si cette redoutable propension à légitimer la prostitution n'était pas l'expression de la vérité? Non que j'adhère subitement aux arguties des réglementaristes et affidés, pour qui la prostitution, pour être le plus vieux métier du monde, n'est jamais qu'un métier comme un autre, appelé à se libéraliser dans tous les sens du terme : soit à connaître, après les affres du proxénétisme, les havres de la félicité.
Je connais trop ce milieu pour savoir ce que cache les promesses de lendemains qui chantent (faux). Un peu comme pour l'intervention en Irak, au nom du Bien, les discours de libération de la prostitution ne sont que les paravents qui permettent aux crapules du crime international de légaliser la plus lucrative des activités. Rendre admissible le crime, quelle prouesse!
Justement, je ne peux manquer de citer la violence du proxénétisme, la violence de la prostitution, la violence du client, la violence de la légitimation sociale, la violence de cet argent qui pour le coup tue (sans que l'argent soit le responsable des tristes débordements -trop- humains qu'il génère) en évoquant le pénible, quoique passionnant, sujet de la prostitution. Serait-ce que la prostitution, thème politique et philosophique par excellence, soit le point de ralliement, le panache sombre, de la violence qui ne dit pas son nom - soit de l'essentiel de la violence que l'homme expérimente, le plus souvent à son corps défendant et en hurlant non?
Allons plus loin : si la prostitution génère autant de violence et de légitimation, en toute bonne foi, c'est que le sexe lui-même, cet objet de tous les tabous et les interdits, qu'on voudrait libérer, y compris en le dérégulant, contient cette formidable violence en son coeur - pour le meilleur et pour le pire. Face solaire et ombre sombre qui expliquent que le lieu de la violence paroxystique, celui de la contrainte et de l'oppression, celui de la destruction (de l'identité en particulier) et de l'exploitation soit parfois perçu comme la simple condamnation de ce qui ressortit du préjugé atavique et de la haine du sexe (donc de la pudibonderie bien comprise).
Dans tous les cas, un constat : la violence est reconnue. Seul diffère le diagnostic, essentiel : pour les uns, la prostitution est une violence; pour les autres, ce sont les préjugés qui constituent la violence - la prostitution étant une activité comme une autre, qui rompra avec la violence en quittant le domaine de l'interdit.
Le sexe n'est le réceptacle de la violence qu'en tant qu'il est le lieu par excellence de la vie et du lien avec le réel. Comme si la création n'allait pas sans une débauche d'énergie et de violence. Rappelons-nous que désir et violence ne font qu'un et que ce qu'on loue comme mécanisme positif ne diffère de la violence stipendiée que par ses effets sur l'homme.
La reconnaissance de la prostitution passe par la reconnaissance de la violence sexuelle. Celle qui explique (enfin) les viols, les déviances sado-masochistes, les conduites (auto)destructrices, les conjoints battus et harcelés, singulièrement les femmes, ces créatures plus faibles, le machisme, où la femme devient le bouc-émissaire de la violence inter-sexuelle (pas seulement). Les tenants de la marchandisation du sexe ont bien compris cette donnée fondamentale, eux qui expliquent que la marchandisation du sexe régulera et réglera la violence.
Je me souviens d'un article de Iacub dans Le Monde des livres, où l'auteur, "à l'instar de beaucoup de féministes américaines" révèle "sans fioritures qu'au commencement, à la base, dans la structure des relations entre les sexes, "il y a le Viol". Cette simplification abusive et extrémiste du sexe à la pure violence en dit sans doute plus long sur les fantasme ou la mauvaise foi qui agitent l'auteur de cet article qui se veut transgressif et provocant.
Il n'est jamais que l'expression de la banalisation de la violence, selon laquelle la violence est une donnée brute, qu'on ne peut qu'accepter. La seule manière de contrer la violence dont on est victime revient à y opposer une violence supérieure, afin de rendre coup pour coup. Cette conception mercantile (et non biblique) se réclame de la longue et glorieuse tradition du totalitarisme classique. Point n'est besoin d'avoir lu les travaux de Girard pour sentir poindre non loin la manifestation essentielle du bouc émissaire. En l'occurrence, le bouc émissaire de cette violence, ce sont les personnes prostituées (mais aussi les clients, en tant que complices de la tragi-comédie). Je reviendrai plus tard sur l'article de Iacub et le compte-rendu effarant qu'elle dresse du King Kong Theory de Despentes.
Pour le moment, je me bornerai à constater que le progressisme éclairé implique l'éradication de la prostitution, comme la suite logique des combats, qui démystifièrent l'esclavage, le colonialisme, le machisme et le totalitarisme, puis entraînèrent leur mise hors la loi (du moins, en terre d'Occident, ce qui n'est pas un mince paradoxe, à l'heure où certaines consciences victimaires aimeraient à faire de l'Occident le Grand Méchant Loup). La prostitution n'est que le chaînon manquant de la sexualité, qui veut que l'humanité se soit attaquée à la violence comme au problème crucial de l'organisation politique. Pour le meilleur et pour le pire. Pour l'instant.
mardi, mars 20, 2007
Chagrin
A mon ami Matteo.
"Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins!"
BAUDELAIRE, Élévation.
On dit souvent d'un désespéré qu'il noie son chagrin pour signifier qu'il s'enivre. Ne dit-on pas : noyer son chagrin dans l'alcool? Le chagrin d'amour est sans doute l'expression par excellence du chagrin. Soit la souffrance morale qui assaille un individu à cause d'un événement précis.
C'est en tout cas ce que nous signifie la définition du Trésor de la Langue Française, excellent dictionnaire édité par le CNRS et l'Université de Nancy 2. Dans ce cas, si le chagrin d'amour était aussi palpable, il suffirait d'un peu de recul, d'un peu de réflexion pour qu'il s'estompe, puis cesse bientôt de nous tourmenter. Après tout, les décès obéissent à cette règle, qui veut que la disparition d'un proche vous accable, puis que l'affliction finisse par laisser le pas au retour dynamique de la vie.
Il est vrai que certains chagrins consécutifs à des morts dramatiques, surtout lorsqu'ils frappent des proches plus jeunes, laissent l'odeur rance d'un poison qui ne disparaît jamais tout à fait. Ainsi de la mort d'un enfant, et quelles que soient les qualités morales du parent qui subit l'épreuve. Le malheureux est ici prisonnier des rets d'un piège diabolique, qui l'accule à s'affliger d'autant plus qu'il essaie de sortir la tête de l'eau - un peu comme le poisson prisonnier de la nasse, à ceci près que ledit poisson ne rêve, lui, que de s'immerger dans les effluves coutumières du fleuve qu'il chérit.
A côté de ces morts exceptionnelles, en ce qu'elles contrecarrent l'ordre de la vie, le chagrin d'amour pourrait apparaître peine bien vénielle. Il faudrait faire montre de mauvaise foi pour remarquer que ce type de chagrin relève de l'exception. Rien de plus coutumier - et à tout âge. Si bien que l'impétrant qui prétendrait avoir échappé à la torture de la déception amoureuse mériterait certainement plus le qualificatif de menteur (ou de grand distrait) que celui de chanceux (presque miraculeux).
Il me souvient de l'histoire cruelle d'un apprenti footballeur d'origine congolaise (Congo-Brazza) qui se vantait, émérite lycéen, de n'avoir jamais été plaqué. Arriva ce qui devait arriver : il subit la déconvenue quelques semaines plus tard, de la part de sa copine de l'époque, qui ne manqua pas de se répandre en propos désobligeants sur le vantard trop hâtif et présomptueux.
Ce footballeur connut la morsure et le venin qui attaquent tous ceux, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, qui ont l'infortune classique d'endurer les affres de la maladie d'amour. De sorte que l'on ne risque pas de s'aventurer vers quelque absurdité en remarquant que l'amour, qui est l'expérience la plus gratifiante qui soit, peut conduire aux tourments les plus destructeurs quand elle implique la perte et l'abandon. Jusqu'à la mort dans les cas les plus désespérés, ce dont atteste l'expression courante : mourir de chagrin.
Quoique cette constatation ne s'avère d'aucune utilité pour les affligés, je conteste l'idée commune que le chagrin découle d'un mal précis. Tout juste ce mal est-il l'occasion d'une expérience qui déborde de son prétexte initial pour prendre la tournure d'un mal universel et absolu. Car le chagrin ne signale pas tant la perte d'un être (ou d'un objet) cher que l'éloignement du réel.
Expérience ontologique de déréalisation ou de dépersonnalisation, en ce que le réel s'éloigne et que l'identité vacille (cette définition est sans doute moins celle de la folie que de la mort). Mais ces deux termes signalent la même expérience - ou tant s'en faut. C'est même chose que de perdre le réel et de perdre sa propre personne.
Le chagrin est une scission du lien constitutif qui fait que nous sommes au monde en relation (je n'ai pas dit osmose!) avec l'environnement. Certes, la séparation brutale ne conduit que rarement aux états psychotiques (qui signalent des perturbations relationnelles dans la mesure où la destruction du moi accompagne les manifestations de ses symptômes aigus).
J'observe cependant que cette séparation subite et inacceptable fait écho à la séparation violente qu'encourt le nourrisson au sortir du ventre de sa mère et qui fait de toute relation au monde une relation tourmentée et frustrée par définition. Le chagrin est le symptôme d'une perte singulière qui signale la perte universelle. Dès lors, l'événement précis perd en signification et cède le pas à l'absence de repères spatiaux et temporels. L'affligé est condamné à errer dans un monde sans repères ni coordonnées, jusqu'à ce que sa boussole éperdue rétablisse les repères et qu'il recouvre les notions indispensables à sa bonne relation aux êtres et aux choses.
Parfois son épreuve n'aura pas été sans grave dysfonctionnement et le retour à la vie en conserve de substantielles stigmates. Quoi qu'il en soit, on ne sort pas de la vie sans encourir les tourments les plus divers (quand ils ne sont pas conjugués)! Heureux celui qui se targue de mourir en bonne santé, tant sont nombreux les cas infortunés pour qui la mort sera moins un fardeau que la délivrance d'un poids de toute façon constitutif.
Non la vie comme bien infini, que les inconvénients fâcheux ne manquent jamais d'accompagner, dans un cortège étourdissant et parfois fatal. Dans la Peau de chagrin, roman initiatique incomparable, le jeune Raphaël de Valentin est terrassé par un amour déçu qui l'a entraîné à la ruine. Lorsqu'il se voit offrir un talisman qui exaucera ses voeux au prix de sa vie, il ne s'en émeut guère. De toute façon, il souhaitait déjà se donner la mort!
Le talisman tient en une peau d'onagre, qui rétrécit à chaque fois qu'un souhait se réalise, diminuant d'autant l'espérance de vie de son propriétaire. On remarquera que l'étymologie de chagrin provient de cette peau qui rétrécit, de ce cuir grenu, préparé avec la croupe du mulet, de l'âne ou du cheval et utilisé en reliure et en maroquinerie (à en croire le TLF).
On remarquera que le chagrin consiste moins en un agrandissement de la peine qu'en une récession du sentiment. Mais c'est toujours la même rengaine, le processus identique et immuable : le sentiment qui rétrécit condamne de ce fait les portes de l'accession au monde, en un mouvement aussi réciproque qu'impitoyable. Valentin meurt de ne plus pouvoir accéder au monde, faute de posséder assez de sentiment et d'amour de soi.
La corrélation entre l'amour-propre (au sens littéral) et l'amour du réel est évidente : il faut s'aimer pour aimer - et non l'inverse. C'est parce que Valentin n'est plus en mesure d'aimer qu'il dépérit (la peau de chagrin s'étiole dans une métaphore éloquente).
Le chagrin d'amour n'est que la manifestation éloquente du chagrin en général : soit la perte de l'objet aimé qui entraîne par contrecoup la perte du réel. Comment passe-t-on de cette perte singulière à la perte universelle? C'est que le réel ne saurait se perdre en tant qu'abstraction immatérielle. Il s'incarne nécessairement en une myriade de singularités éparses.
Le chagrin d'amour en dit plus sur la teneur de nos sentiments que de longues recherches phénoménologiques. Car si la perte de l'être aimé cause de tels tourments que le monde vacille, et parfois s'écroule, c'est que l'objet de notre amour incarne le réceptacle du réel. En d'autres maux : le singulier est l'universel. Le sentiment, spécifiquement d'amour, est ce conducteur énigmatique qui transmute l'or en plomb. Je veux dire : le sentiment discerne l'universel tapi dans le singulier.
D'où la dévastation présente au coeur du chagrin. Le chagrin révèle en creux la nature profonde du réel, dont le mystère le plus mince n'est pas cette union intime, quoique incompréhensible, entre le particulier et le général. Bien qu'inexplicable, le réel n'en demeure pas moins universel par sa puissance singulière de manifestation et de présence. Voilà une constatation qui ne mettra pas un terme au chagrin (d'amour), mais qui donne au moins ses lettres de noblesse à la connaissance ontologique qu'il délivre!
"Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins!"
BAUDELAIRE, Élévation.
On dit souvent d'un désespéré qu'il noie son chagrin pour signifier qu'il s'enivre. Ne dit-on pas : noyer son chagrin dans l'alcool? Le chagrin d'amour est sans doute l'expression par excellence du chagrin. Soit la souffrance morale qui assaille un individu à cause d'un événement précis.
C'est en tout cas ce que nous signifie la définition du Trésor de la Langue Française, excellent dictionnaire édité par le CNRS et l'Université de Nancy 2. Dans ce cas, si le chagrin d'amour était aussi palpable, il suffirait d'un peu de recul, d'un peu de réflexion pour qu'il s'estompe, puis cesse bientôt de nous tourmenter. Après tout, les décès obéissent à cette règle, qui veut que la disparition d'un proche vous accable, puis que l'affliction finisse par laisser le pas au retour dynamique de la vie.
Il est vrai que certains chagrins consécutifs à des morts dramatiques, surtout lorsqu'ils frappent des proches plus jeunes, laissent l'odeur rance d'un poison qui ne disparaît jamais tout à fait. Ainsi de la mort d'un enfant, et quelles que soient les qualités morales du parent qui subit l'épreuve. Le malheureux est ici prisonnier des rets d'un piège diabolique, qui l'accule à s'affliger d'autant plus qu'il essaie de sortir la tête de l'eau - un peu comme le poisson prisonnier de la nasse, à ceci près que ledit poisson ne rêve, lui, que de s'immerger dans les effluves coutumières du fleuve qu'il chérit.
A côté de ces morts exceptionnelles, en ce qu'elles contrecarrent l'ordre de la vie, le chagrin d'amour pourrait apparaître peine bien vénielle. Il faudrait faire montre de mauvaise foi pour remarquer que ce type de chagrin relève de l'exception. Rien de plus coutumier - et à tout âge. Si bien que l'impétrant qui prétendrait avoir échappé à la torture de la déception amoureuse mériterait certainement plus le qualificatif de menteur (ou de grand distrait) que celui de chanceux (presque miraculeux).
Il me souvient de l'histoire cruelle d'un apprenti footballeur d'origine congolaise (Congo-Brazza) qui se vantait, émérite lycéen, de n'avoir jamais été plaqué. Arriva ce qui devait arriver : il subit la déconvenue quelques semaines plus tard, de la part de sa copine de l'époque, qui ne manqua pas de se répandre en propos désobligeants sur le vantard trop hâtif et présomptueux.
Ce footballeur connut la morsure et le venin qui attaquent tous ceux, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, qui ont l'infortune classique d'endurer les affres de la maladie d'amour. De sorte que l'on ne risque pas de s'aventurer vers quelque absurdité en remarquant que l'amour, qui est l'expérience la plus gratifiante qui soit, peut conduire aux tourments les plus destructeurs quand elle implique la perte et l'abandon. Jusqu'à la mort dans les cas les plus désespérés, ce dont atteste l'expression courante : mourir de chagrin.
Quoique cette constatation ne s'avère d'aucune utilité pour les affligés, je conteste l'idée commune que le chagrin découle d'un mal précis. Tout juste ce mal est-il l'occasion d'une expérience qui déborde de son prétexte initial pour prendre la tournure d'un mal universel et absolu. Car le chagrin ne signale pas tant la perte d'un être (ou d'un objet) cher que l'éloignement du réel.
Expérience ontologique de déréalisation ou de dépersonnalisation, en ce que le réel s'éloigne et que l'identité vacille (cette définition est sans doute moins celle de la folie que de la mort). Mais ces deux termes signalent la même expérience - ou tant s'en faut. C'est même chose que de perdre le réel et de perdre sa propre personne.
Le chagrin est une scission du lien constitutif qui fait que nous sommes au monde en relation (je n'ai pas dit osmose!) avec l'environnement. Certes, la séparation brutale ne conduit que rarement aux états psychotiques (qui signalent des perturbations relationnelles dans la mesure où la destruction du moi accompagne les manifestations de ses symptômes aigus).
J'observe cependant que cette séparation subite et inacceptable fait écho à la séparation violente qu'encourt le nourrisson au sortir du ventre de sa mère et qui fait de toute relation au monde une relation tourmentée et frustrée par définition. Le chagrin est le symptôme d'une perte singulière qui signale la perte universelle. Dès lors, l'événement précis perd en signification et cède le pas à l'absence de repères spatiaux et temporels. L'affligé est condamné à errer dans un monde sans repères ni coordonnées, jusqu'à ce que sa boussole éperdue rétablisse les repères et qu'il recouvre les notions indispensables à sa bonne relation aux êtres et aux choses.
Parfois son épreuve n'aura pas été sans grave dysfonctionnement et le retour à la vie en conserve de substantielles stigmates. Quoi qu'il en soit, on ne sort pas de la vie sans encourir les tourments les plus divers (quand ils ne sont pas conjugués)! Heureux celui qui se targue de mourir en bonne santé, tant sont nombreux les cas infortunés pour qui la mort sera moins un fardeau que la délivrance d'un poids de toute façon constitutif.
Non la vie comme bien infini, que les inconvénients fâcheux ne manquent jamais d'accompagner, dans un cortège étourdissant et parfois fatal. Dans la Peau de chagrin, roman initiatique incomparable, le jeune Raphaël de Valentin est terrassé par un amour déçu qui l'a entraîné à la ruine. Lorsqu'il se voit offrir un talisman qui exaucera ses voeux au prix de sa vie, il ne s'en émeut guère. De toute façon, il souhaitait déjà se donner la mort!
Le talisman tient en une peau d'onagre, qui rétrécit à chaque fois qu'un souhait se réalise, diminuant d'autant l'espérance de vie de son propriétaire. On remarquera que l'étymologie de chagrin provient de cette peau qui rétrécit, de ce cuir grenu, préparé avec la croupe du mulet, de l'âne ou du cheval et utilisé en reliure et en maroquinerie (à en croire le TLF).
On remarquera que le chagrin consiste moins en un agrandissement de la peine qu'en une récession du sentiment. Mais c'est toujours la même rengaine, le processus identique et immuable : le sentiment qui rétrécit condamne de ce fait les portes de l'accession au monde, en un mouvement aussi réciproque qu'impitoyable. Valentin meurt de ne plus pouvoir accéder au monde, faute de posséder assez de sentiment et d'amour de soi.
La corrélation entre l'amour-propre (au sens littéral) et l'amour du réel est évidente : il faut s'aimer pour aimer - et non l'inverse. C'est parce que Valentin n'est plus en mesure d'aimer qu'il dépérit (la peau de chagrin s'étiole dans une métaphore éloquente).
Le chagrin d'amour n'est que la manifestation éloquente du chagrin en général : soit la perte de l'objet aimé qui entraîne par contrecoup la perte du réel. Comment passe-t-on de cette perte singulière à la perte universelle? C'est que le réel ne saurait se perdre en tant qu'abstraction immatérielle. Il s'incarne nécessairement en une myriade de singularités éparses.
Le chagrin d'amour en dit plus sur la teneur de nos sentiments que de longues recherches phénoménologiques. Car si la perte de l'être aimé cause de tels tourments que le monde vacille, et parfois s'écroule, c'est que l'objet de notre amour incarne le réceptacle du réel. En d'autres maux : le singulier est l'universel. Le sentiment, spécifiquement d'amour, est ce conducteur énigmatique qui transmute l'or en plomb. Je veux dire : le sentiment discerne l'universel tapi dans le singulier.
D'où la dévastation présente au coeur du chagrin. Le chagrin révèle en creux la nature profonde du réel, dont le mystère le plus mince n'est pas cette union intime, quoique incompréhensible, entre le particulier et le général. Bien qu'inexplicable, le réel n'en demeure pas moins universel par sa puissance singulière de manifestation et de présence. Voilà une constatation qui ne mettra pas un terme au chagrin (d'amour), mais qui donne au moins ses lettres de noblesse à la connaissance ontologique qu'il délivre!
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